L'érotisme, obscur objet divin
Parler d'érotisme dans une page consacrée à la spiritualité, voilà qui pourrait passer pour de la provocation. On imagine déjà les flèches assassines: `Ils cèdent à la facilité´ ; `Ils ne savent plus qu'inventer pour vendre leur journal´...
- Publié le 06-01-2002 à 00h00
ANALYSE
Parler d'érotisme dans une page consacrée à la spiritualité, voilà qui pourrait passer pour de la provocation. On imagine déjà les flèches assassines: `Ils cèdent à la facilité´ ; `Ils ne savent plus qu'inventer pour vendre leur journal´... Le sujet, pourtant, est loin d'être léger ou inintéressant. Sans désir, en effet, la vie serait-elle tout simplement possible? Vaudrait-elle encore la peine d'être vécue?... Les religions, elles-mêmes, ne s'y sont pas trompées puisque toutes, sans exception, consacrent à cette réalité humaine des trésors d'attention, soit pour en souligner l'origine divine, soit plus souvent, pour en dénoncer le caractère diabolique.
Les spécialistes, toutefois, peinent à s'entendre sur la signification du mot et sur sa parenté avec la pornographie. Néologisme du XIXe iècle, l'`érotisme´ désignait à l'origine un penchant excessif et plus ou moins pathologique pour la sexualité. Mais, peu à peu, le terme a perdu son acception péjorative pour devenir `la recherche de la jouissance sexuelle, séparée de la fonction reproductrice´ . A la différence de l'animal, en effet, l'homme est capable de transformer son instinct génésique en activité érotique: la pulsion sexuelle cesse d'être le moyen de perpétuer l'espèce pour devenir sa propre fin.
TRANSGRESSER L'INTERDIT
`L'érotisme attire par ce qu'il cache
, précise Jean-Claude Bologne, auteur d'une `Histoire de la pudeur´. Comme la pornographie, il a pour fonction d'éveiller le désir sexuel. Mais, contrairement à cette dernière qui est simple vision de la nudité intégrale, de la chair, l'érotisme, lui, joue sur la notion de transgression d'une convention, d'un interdit. Il ne vise pas à choquer, mais à exciter l'imagination.´ Ainsi, l'érotisme ne saurait se confondre avec l'exercice ordinaire de la sexualité, si énergique soit-il. Ni l'étreinte ni les organes génitaux ne sont en eux-mêmes érotiques. Au contraire, le réalisme des corps et des gestes nuit à l'érotisme, qui suppose toujours une certaine forme de dénaturation. Une femme nue n'est pas spontanément érotique; il faut qu'elle le devienne. Esthétique de la caresse, de la séduction et du plaisir raffiné, l'érotisme s'oppose donc à la brutalité triviale de la pornographie, dont l'hyperréalisme tend à souligner, par les gros plans et les termes grossiers, la laideur des organes et la bestialité de l'étreinte.
Jean-Claude Guillebaud, auteur de `La Tyrannie du plaisir´, estime pour sa part que cette distinction entre érotique et pornographique est arbitraire et hypocrite. `Chacun a tendance à penser que la pornographie, c'est l'érotisme de l'autre , explique-t-il. Par ailleurs, si elle existe, cette frontière est très fluctuante dans le temps. L'érotisme d'aujourd'hui fera certainement sourire demain!´
Quoi qu'il en soit, la recette de l'érotisme peut se résumer ainsi: cacher pour mieux montrer, suggérer au lieu d'exhiber. `Un corps nu , explique Franck Lalou, calligraphe, même s'il est beau, reste moins fascinant qu'un corps qui se dévoile peu à peu et qu'il faut aller chercher.´ Et l'artiste d'appliquer cette recette à la mystique: `Avouez que la quête de Dieu perdrait toute saveur si celui-ci vous apparaissait à tous les coins de rue.´
DEUX SEINS SOUS UN VOILE
Marc-Alain Ouaknin, rabbin et auteur de `Méditations érotiques´, partage tout à fait cette approche de la spiritualité. `Dieu
, écrit-il, e manifeste dans un `visible-invisible´ érotique, dans une énigme et une ambiguïté fondamentales, qui ne sont pas les signes d'une révélation boiteuse mais qui appartiennent à la gloire de l'infini.´ Raison pour laquelle le Talmud associe l'image de la transcendance à deux seins qui apparaissent `visibles et invisibles´ sous un voile.
L'érotisme, on le voit, n'est pas étranger au phénomène religieux. Il semble, en effet, que l'être humain n'ait pas toujours perçu l'acte sexuel comme la cause directe de la reproduction. Ainsi, dans les peuplades primitives, l'accouplement était-il considéré comme un rituel magique dont la fonction première était de déclencher le processus de la vie. C'est la raison pour laquelle, au moment de certaines fêtes, il était conseillé, voire prescrit, d'accomplir l'acte sexuel afin d'imprégner les champs d'énergie fertilisante.
La sexualité occupe, d'ailleurs, toujours une place centrale dans la plupart des rites africains. Chez les Malamba et les Mindassa, par exemple, les sécrétions vaginales sont encore utilisées aujourd'hui comme un puissant médicament. `Les parties honteuses, explique l'historien français Odon Vallet, sont celles qui donnent la vie. En cela, elles méritent le respect. En particulier des religions, qui cherchent à perpétuer la vie, ici-bas et dans l'éternité.´
FASCINATION ET RÉPULSION
Il faudrait toutefois être particulièrement naïf pour ne pas percevoir l'ambiguïté des rapports entre le monde des religions et l'univers de la sexualité. Des rapports faits à la fois de fascination et de répulsion, d'attirance et de rejet. En effet, si le stéréotype d'un christianisme soupçonneux en matière de sexualité n'est pas sans fondement, il ne parvient pas, à lui seul, à rendre compte de la totalité de la Tradition sur ce sujet. Ainsi, par exemple, un certain nombre de mouvements spirituels qui faisaient plus ou moins de la sexualité la création de Satan ont-ils été considérés comme hérétiques par l'Eglise catholique. Mieux: certains mystiques chrétiens - tels Thérèse d'Avila et Jean de la Croix - n'ont pas hésité à recourir au vocabulaire érotique pour parler de leurs expériences d'union à Dieu. La scène la plus torride, à notre regard de Modernes, est sans aucun doute celle du `strip-tease´ mystique d'Angèle de Foligno (XIIIe
iècle!). `J'étais tellement enflammée , aurait-elle confié à son biographe, que, me tenant debout à côté de la croix, je me dépouillai de mes vêtements et m'offris tout à lui´, le Christ.
De même, l'islam est beaucoup moins pudibond qu'on ne pourrait le penser à première vue. En tout cas, son paradis ne l'est pas! Un paradis un brin macho, meublé de `lits en face à face´ (XXXVII, 44), sur lesquels reposent de belles houris aux `yeux noirs sur la blancheur de leur peau´ (LV, 70), dans l'attente des élus. Le Prophète recommandait d'ailleurs lui-même à ses compagnons de `ne pas se jeter sur (leur) femme comme des bêtes´, mais de leur offrir d'abord `des baisers et de douces paroles´.
Quant au judaïsme, il a toujours été très ouvert au sexe qui procrée, à tel point que le célibat y est presque vu comme un péché. Nombreux, en tout cas, sont les aphorismes talmudiques qui exaltent l'union des sexes: `Un homme ne s'appelle pas homme avant de s'unir à une femme´ ; `Les péchés d'un homme lui sont pardonnés le jour de son mariage´...
© La Libre Belgique 2001
Madonna, chanteuse américaine: `Je crois vraiment que religion et érotisme sont intimement liés. Et je crois que mes premières sensations sexuelles et érotiques me sont venues à l'église... c'est très sensuel et tout y est à propos de ce qu'on n'est pas censé faire. Tout est interdit... Les rituels, s'agenouiller, il y a quelque chose de très sensuel là-dedans. Après tout, c'est très sadomasochiste, le catholicisme.´ (`Le soufre de la madone´ (propos recueillis par Marie Jocher), dans `L'Actualité des Religions´ du 15 mai 1998, n°116, p.25) D'autres citations