Y a-t-il une poésie de la musique rock?
Le quiz de la BBC «Never Mind the Buzzcocks» demandait autrefois à ses participants - des professionnels de la télévision - de reconstituer les textes de morceaux de musique rock aux paroles particulièrement peu claires.Une opinion de Christophe Den Tandt.
Publié le 22-07-2003 à 00h00
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CHRISTOPHE DEN TANDT
Université Libre de Bruxelles
Le quiz de la BBC «Never Mind the Buzzcocks» demandait autrefois à ses participants - des professionnels de la télévision - de reconstituer les textes de morceaux de musique rock aux paroles particulièrement peu claires («Staying Alive» des Bee Gees, par exemple). Incapables de décrypter l'original, ces experts improvisaient des paroles délirantes de leur cru.
De même, les sites web consacrés aux textes des groupes de rock s'accordent rarement sur les détails d'une même chanson. Un vers de «Summertime Blues» d'Eddie Cochran et Jerry Capehart devient, selon le site, soit «Well you can't use the car 'cause you did not work late» («Tu ne peux pas prendre la voiture parce que tu n'as pas travaillé assez tard»), soit «Well you can't use the car 'cause you didn't work a lick» («Tu ne peux pas prendre la voiture parce que tu n'as rien fichu»). Les musiciens eux-mêmes entretiennent parfois un certain flou en ce domaine. Dans les années 1960, Mick Jagger révélait que les Rolling Stones mixaient la voix du chanteur en arrière-plan de l'instrumentation. Libre aux auditeurs de faire jouer leur imagination.
Si les anglophones en sont réduits à des jeux de devinette, le public international s'imprègne-t-il d'une culture rock dont il ne comprend pas le message littéral? Est-il vrai que la musique anglo-américaine ne s'exprime peu par ses textes? D'un côté, il y aurait Brel et Ferré; de l'autre, Little Richard, dont le premier hit, «Tutti Frutti» débute par le célèbre «Wopbopbaloobob Balop Bob Bop!»
Bien sûr, depuis les années 1960, le rock a vu apparaître d'excellents paroliers. Cette tradition remonte à Bob Dylan, dont les chansons existentielles et surréalistes influencèrent profondément John Lennon, Paul McCartney, Mick Jagger ou Jimi Hendrix. Même si la tâche est ardue, fans et journalistes anglophones tiennent compte des paroles de chaque artiste. Ils sont les premiers à souligner certaines dérives - le sexisme fascisant des Stranglers ou la mythologie Viking de Led Zeppelin. C'est aussi par le biais de l'analyse de texte que le rock s'est introduit dans la recherche universitaire. On aborde des auteurs comme Dylan, Lou Reed, Patti Smith au même titre que d'autres poètes contemporains.
Cette approche «livresque» ne fait cependant pas l'unanimité. Le sociologue de la culture Simon Frith pense que le rock n'est pas une forme poétique accessoirement accompagnée de musique. C'est un art de la performance essentiellement non verbal (musique, gestes, rituels du concert). Les paroles ne seraient donc qu'une matière première que les chanteurs manipulent selon les besoins du direct.
Les arguments de Frith sont importants mais doivent être nuancés. Ils présupposent que l'expérience du concert est l'expression la plus pure de la culture rock. Or cette musique se diffuse également sous d'autres formes - le disque, la radio. Lire les chansons «à livre ouvert» constitue donc une forme de réception parmi d'autres, ni plus ni moins authentique. Elle ne constitue pas une dérive purement académique. Le désir de comprendre les textes émane du public lui-même. C'est pourquoi les artistes impriment les paroles de leurs morceaux sur les pochettes de leurs albums. Ces transcriptions officielles coexistent avec des song-books piratés.
L'objection principale soulevée par Frith concerne une forme d'élitisme revendiquée par certains fans. Ceux-ci risqueraient de rejeter les morceaux naïfs («Tutti Frutti») au profit d'autres, plus proches de la poésie (par exemple «Eleanor Rigby» de Lennon et McCartney, dont le poète beat américain Allen Ginsberg a souligné les qualités). Pour surmonter ce dilemme, il faudrait savoir ce qui rend les textes d'une chanson réellement efficaces. Ainsi, on pourrait tenir compte du fait que les paroles fonctionnent différemment de la poésie. L'analyse de texte formaliste pratiquée en milieu universitaire spécifie qu'un poème doit être signifiant dans tous ses détails. Il doit viser à la cohérence maximale. Or ces exigences sont peu pertinentes pour les chansons. Leur texte n'est pas un objet achevé: il interagit avec la musique. Les paroles des song-books sonnent plat à livre ouvert car elles sont coupées des éléments qui soulignent ou encadrent le texte (rythme, mélodie).
Malheureusement, il est difficile d'attribuer une signification précise à l'entrelacs de la parole et de la musique: la musique n'est pas le véhicule d'un sens défini comparable au langage verbal. La lecture en reste donc à une description impressionniste de tonalités ou d'émotions.
Il y a cependant dans la musique rock un aspect de l'interface texte/musique qui se prête à l'analyse. Je pense au jeu d'articulation vocale emprunté à la tradition afro-américaine. Au niveau du chant, le rock'n'roll apparaît au moment où des artistes blancs adoptèrent les inflexions vocales de ce que l'on appelait alors la «race music» («That's Alright Mama» d'Elvis Presley, un des premiers singles rock, est une adaptation du chanteur noir Arthur'Big Boy'Crudup). Ce style vocal est un des éléments constitutifs de la sauvagerie présumée de la nouvelle musique. Les inflexions des chanteurs rock fonctionnent de manière comparable aux procédés métriques de la poésie (rimes, accents, régularité syllabique).
Comme ces derniers, elles produisent rarement une signification qui suivrait le sens des mots. Mais elles ont une valeur globale, connotative. Elles expriment la jeunesse, l'irrévérence d'un nouveau groupe social (les adolescents). D'autre part, elles requièrent des interprètes une expertise particulière (le talent d'Elvis Presley, Chuck Berry, Eddie Cochran ou Richie Valens en témoigne). Cette technicité vocale se déploie d'ailleurs d'autant mieux dans des textes lyriquement simples - le rock des années 1950 ou, aujourd'hui, le R'n'B (Destiny's Child).
D'autre part, la chanson jouit d'un contexte de réception différent de la poésie. Les textes de la musique populaire sont souvent voués à une écoute inattentive. Ils sont enchâssés dans l'arrangement musical et sont écoutés dans des conditions de distraction assumée: la musique sert d'ameublement, d'environnement. Au lieu d'y voir un obstacle, il faudrait examiner comment les auteurs gèrent cette réception fragmentaire. Les réflexions de Mick Jagger au sujet des mixages des Stones indiquent qu'on peut anticiper le jeu de devinette auquel se livre l'auditeur.
Certains segments du texte ressortiront plus que d'autres (typiquement, les refrains par rapport aux couplets). Les chansons se prêtent donc à une esthétique du slogan comparable à la publicité ou à la propagande: «Give Peace a Chance» de Yoko Ono et John Lennon sert à valider une formule politique (qui se souvient de ses couplets?). A l'inverse, les premiers morceaux électriques de Dylan résistent à la fragmentation de l'écoute: le désespoir qui est l'objet de «Desolation Row» est mis en scène dans dix couplets au moyen d'images distinctes mais sémantiquement équivalentes. Inutile donc de suivre le texte dans tous ses méandres: celui converge toujours vers le même sens.
Le plaisir de l'écoute devrait donc tenir compte des contraintes spécifiques auxquelles est soumis chaque média. Lire Dylan selon les critères de Dylan Thomas ne peut se faire qu'au prix d'un malentendu. Mieux vaut déterminer ce que peut réellement accomplir une forme artistique et comment elle intègre dans son fonctionnement les éléments (ici, son insertion dans l'industrie des loisirs) qui semblent la limiter.
© La Libre Belgique 2003