Génocide symbolique
La politique de Sharon produit une menace existentielle grandissante pour le peuple palestinien comme pour l'Etat d'Israël et ses citoyens. Une intervention internationale et le déploiement d'une force de paix de l'Onu sont nécéssaires.Opinion de Lev GRINBERG
- Publié le 28-03-2004 à 00h00
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LEV GRINBERG, Professeur de Sociologie politique à Université Ben Gourion de Beer Sheva en Israël.
(Traduction: Stephane et Victor Ginsburgh)
Le meurtre de Sheik Ahmad Yassin fait partie d'une politique générale menée par le gouvernement de l'Etat d'Israël qui peut être décrite comme un génocide symbolique. Incapable de s'affranchir du traumatisme de la Shoah et de l'insécurité qu'elle a causée, le peuple juif, victime suprême du génocide, inflige actuellement un génocide symbolique au peuple palestinien. Parce que le monde ne permettrait pas une élimination totale, c'est une annihilation partielle qui en tient lieu. En tant qu'enfant du peuple juif, en tant que citoyen israélien, je condamne cet acte abominable et j'en appelle à la communauté internationale pour sauver Israël de lui-même; en particulier, j'exhorte la Communauté européenne à intervenir d'une manière directe et active pour arrêter le bain de sang. Les liens complexes entre le peuple juif et l'Europe ne sont pas encore tranchés, et il est temps d'agir; non parce que l'Europe doit exorciser sa culpabilité, mais bien parce qu'elle est aussi responsable du futur de notre monde.
Qu'est-ce qu'un génocide symbolique? Chaque peuple a ses symboles: des dirigeants nationaux et des institutions politiques, une patrie, des générations passées et futures, et des espoirs. L'Etat d'Israël les détruit systématiquement tout en utilisant un extraordinaire jargon bureaucratique. Le terme officiel utilisé par l'armée israélienne pour la liste de leaders et d'activistes palestiniens à liquider est «banque des cibles» (1). Il y a quelques mois déjà, le ministre de la Défense avait avancé l'idée qu'Arafat devrait être «exterminé». Alors qu'aujourd'hui la liquidation de Sheik Yassin est une «opération réussie», cette idée refait à nouveau surface et est l'objet d'un débat public qui devient légitime. Alors qu'Arafat est emprisonné à Ramallah depuis décembre 2001, personne n'est encore parvenu à changer la position d'Israël pour permettre au Président palestinien de retrouver une certaine liberté de mouvement. Sa mise en cage à Ramallah a fini par symboliser l'emprisonnement du peuple palestinien tout entier.
La terre palestinienne est progressivement rongée par les colonies de peuplement, découpée par des barrages routiers et par ce que le jargon officiel nomme «barrière de sécurité». Il s'agit en fait d'un démantèlement systématique des dernières ressources territoriales qui restaient aux Palestiniens et qui leur laissaient encore l'espoir de voir un jour naître un état indépendant. Constant dans ses actions, le gouvernement de l'Etat d'Israël, qui cache ses intentions derrière des termes délavés tels que «feuille de route» et «processus de paix», détruit non seulement le leadership palestinien, mais également tous les espoirs d'indépendance de son peuple. D'après Sharon, aucune négociation ne peut être entreprise sous la pression d'attaques terroristes; mais lorsque les organisations palestiniennes ont annoncé un cessez-le-feu unilatéral en décembre 2001 et en juillet 2003, il s'est obstiné à refuser d'entrer dans le «processus de paix», et le répit temporaire a finalement été rompu par un retour à la politique des «exécutions ciblées».
Les réactions des pays européens qui ont exprimé leur «préoccupation relative à la poursuite du processus politique» suite à l'assassinat de Cheikh Yassin sont tout simplement ridicules. En réalité, elles récompensent le gouvernement d'Israël qui n'est pas le moins du monde intéressé par un tel processus. Mais de quel processus de paix parlons-nous donc? Et en termes politiques, qu'est-il arrivé au gouvernement Sharon depuis sa formation en février 2001? Il y a eu le Rapport Mitchell, le Plan Zinni, le Plan Tenet, suivis par l'initiative de Bush et la Feuille de Route suggérant aux Palestiniens de procéder à des réformes institutionnelles, et leur promettant en retour un «Etat temporaire» en 2003 et un «Etat indépendant» en 2005. Qu'en reste-t-il? Un Premier Ministre Palestinien, Abu Mazen, a été élu. Le gouvernement israélien l'a humilié jusqu'à ce qu'il démissionne. Y a-t-il eu le moindre progrès depuis la désignation d'Abu Ala qui le remplace?
Une partie de la discussion est centrée sur le droit qu'à Israël de se défendre. Que peut bien signifier un tel droit après 37 années d'occupation militaire? Comment est-il possible d'appeler «défensives» des actions qui visent uniquement à préserver un régime d'occupation? La seule défense acceptable d'Israël est celle de ses frontières légales et se situe à l'intérieur de son territoire. Le terrorisme est une réaction. Une réaction terrible, cruelle, inhumaine et immorale, certainement stupide d'un point de vue politique, mais c'est une réaction. C'est la cause qui doit en être traitée et pas seulement les effets.
La discussion relative au «processus de paix» et au «droit de se défendre» est une vaste duperie dont le seul dessein est de couvrir le génocide symbolique mis en oeuvre par le gouvernement israélien. La destruction de l'embryon de société, des institutions et des infrastructures mises en place par l'Autorité palestinienne d'abord est suivie par la destruction de ce qui reste des maigres espoirs: les assassinats de leaders et de gens ordinaires, hommes et femmes, enfants et vieillards, en prétextant que les «cibles qui doivent être liquidées» se cachent derrières des citoyens. Le gouvernement de l'Etat d'Israël transforme progressivement les Palestiniens en shahids (martyrs), et le conflit du Moyen Orient en guerre sainte, en croisade, ou en jihad.
Cette politique dangereuse engendre une menace existentielle grandissante, non seulement pour le peuple palestinien mais également pour l'Etat d'Israël et ses citoyens. Elle met en danger l'équilibre du Moyen Orient tout entier. Le gouvernement entraîne le peuple israélien dans une confrontation alimentée par le besoin de vengeance immédiate au dépens de la construction d'un futur stable. En l'absence d'une Autorité palestinienne viable et d'une force qui lui permettrait de se défendre contre l'occupation israélienne, il faut une intervention internationale et le déploiement d'une force de paix de l'Onu (pas des Etats-Unis!); pour protéger les Palestiniens tout d'abord, et les Israéliens indirectement. Aussi longtemps que les Palestiniens seront en danger, nous, Israéliens, le resterons également. Il ne fait aucun doute qu'une telle action serait perçue comme une victoire du côté palestinien et ne serait pour le moins pas appréciée par le gouvernement israélien. Mais sans ce sentiment d'avancée politique substantielle de la part des Palestiniens, il y a peu de chance de voir un jour la fin de ce conflit. Seule une protection internationale nous encouragera à parler d'une solution permanente. Si nous ne brisons pas le cycle sanglant de la violence et de la vengeance tribale, il n'y a pas d'issue positive. Il est de la responsabilité du monde, et principalement de l'Europe, d'arrêter le gouvernement de l'Etat d'Israël. Le monde a les moyens pour ce faire et il est temps qu'il en fasse usage. Car dans les circonstances actuelles, tout silence sera considéré comme un acquiescement.
(1) «target bank»
© La Libre Belgique 2004