Viktor contre Viktor?
Il n'y a pas d'un côté les «bons de l'Ouest» et de l'autre les «mauvais de l'Est», mais bien un processus électoral et un état de droit émergeant qui doivent être encouragés.Opinion de Bernard De Backer
Publié le 09-12-2004 à 00h00
Sociologue. Voyageur en Ukraine.
Auteur de «Les Carpates oubliées. Trois saisons au pays de la Tisza noire» et «Retour de Kiev» (*)
Les événements qui secouent l'Ukraine nous concernent et engagent notre responsabilité. Ce «pays des confins» (c'est le sens du mot «Ou Kraïn») a été trop longtemps ignoré, en dehors de l'association systématique à la catastrophe de Tchernobyl ou au sempiternel «grenier à blé de la Russie». Peuplé de près de 50 millions d'habitants, il est pourtant le plus vaste pays d'Europe après la Russie, situé à la charnière de l'Empire russo-soviétique et de l'Europe centrale, désormais membre de l'Union européenne. C'est un enjeu humain, économique et géopolitique de première importance. La crise actuelle -même si elle connaît pour l'instant une évolution favorable au regard du droit- peut déboucher en cas d'échec ou de pourrissement sur des conséquences extrêmement graves, économiques et politiques. Des millions d'Ukrainiens en seront les premières victimes, mais les répercussions peuvent s'étendre bien au-delà, notamment en Russie et dans la région du Caucase.
Comme nous le savons mieux maintenant, l'Ukraine a été historiquement divisée de manière principale entre une partie orientale industrielle, à forte minorité russophone de tradition orthodoxe, et une partie occidentale plus agricole, ukrainophone de tradition greco-catholique. Cette division a été marquée par la date charnière de 1654, année où le chef des cosaques ukrainiens, Bogdan Khmelnitski, fit alliance avec le Tsar contre les seigneurs polonais (traité de Pereyaslav). La partie orientale tomba sous le joug de Moscou, la partie occidentale sous celui de diverses puissances centrales (Pologne, Autriche-Hongrie, Tchécoslovaquie pour la Transcarpatie entre les deux guerres...). Cette division perdura jusqu'à la Seconde Guerre mondiale (hors l'intermède d'une chaotique indépendance entre 1917 et 1921) et a laissé des traces profondes dans la culture et la mémoire collective.
Ce sont deux référents culturels qui se distinguent, deux traditions qui structurent les rapports au pouvoir, au développement de la société civile et de la démocratie. Cette division majeure se marque dans les choix électoraux depuis l'indépendance de 1991 (il n'y avait guère de choix avant). L'Ouest voudrait se rapprocher de l'Europe centrale dont elle a fait partie pendant des siècles, l'Est (plus la Crimée, ukrainienne depuis 1954, et la région d'Odessa) est attaché à la Russie dont elle a fait partie depuis tout aussi longtemps. Chacun voterait pour son candidat : Viktor contre Viktor. Seulement voilà, l'Ukraine a changé depuis 13 ans et ce schéma binaire est par trop simpliste, y compris au regard d'une histoire mouvante et complexe.
Le pays bouge, se modernise et se défait progressivement d'un modèle politique symbolisé par les clans oligarchiques post-soviétiques qui ont profité des privatisations. Le candidat «pro-occidental» Iouchtchenko est un russophone de tradition orthodoxe, né dans la région (oblast) de Sumy frontalière de la Russie. Il a été président de la banque centrale, et réussi à ce titre la réforme monétaire de 1996, puis Premier ministre de l'actuel président Koutchma avant d'être limogé en 2001. Ce n'est ni un aventurier, ni un «nationaliste de Galicie». Les régions orientales de Sumy, Poltava et Chernihiv ont d'ailleurs voté majoritairement pour lui, alors qu'elles étaient acquises à Koutchma lors d'élections précédentes.
Selon les observateurs de l'OSCE, les élections ont été frauduleuses et la campagne électorale totalement déséquilibrée (4 chaînes de télévisions sur 5 à la solde du pouvoir, menaces contre des journalistes, intimidation des étudiants et des fonctionnaires...). Nous avons également en mémoire l'étrange maladie de Iouchtchenko, victime probablement d'un empoisonnement qui lui a donné ce visage boursouflé et ces paupières lourdes. On se souviendra aussi du meurtre de Gueorgui Gongadzé, journaliste d'investigation retrouvé décapité en novembre 2000.
Aujourd'hui, c'est l'épreuve de force. Les Ukrainiens, qui, au cours de leur destin tragique, ont été victimes des pires exactions du communisme stalinien (dont la grande famine de 1933) et des hordes nazies, se sont montrés pacifiques jusqu'à présent. Le spectre de la guerre civile brandi depuis 1991 ne s'est jamais concrétisé. Mais l'enjeu est énorme. La Russie de Poutine y défend l'héritage impérial russe et une conception autoritaire du pouvoir, quitte à encourager des séparatismes en Ukraine orientale, à l'image de la Transnistrie à l'Est de la Moldavie.
Il n'y a évidemment pas d'un côté les «bons de l'Ouest» et de l'autre les «mauvais de l'Est», mais bien un processus électoral et un état de droit émergeant qui doivent être respectés et encouragés. C'est l'intérêt de la majorité des Ukrainiens et c'est aussi le nôtre, sans oublier celui d'un avenir plus démocratique de la Russie et des pays de la région.
Alors que certains sont prompts à manifester pour l'une ou l'autre cause proche ou lointaine, nous ne voyons pas grand monde dans les rues pour soutenir les démocrates ukrainiens. C'est un mouvement pourtant remarquable par bien des aspects: pacifique, organisé et tenace. Si la crise se prolonge et menace la fragile économie ukrainienne, ce qui semble être déjà le cas, ce seront les retraités, les chômeurs, les petits fonctionnaires et les paysans qui en payeront le prix le plus lourd. La misère criante se croise dans les rues de Kiev, dans les faubourgs de Lviv ou de Kharkiv, dans les villages perdus de Transcarpatie.
Les Ukrainiens ont besoin du soutien de l'ensemble des démocrates, particulièrement de ceux des pays qui les entourent et des citoyens de l'Union européenne. Il y va de la réussite de réformes politiques et économiques qui devront permettre une prospérité accrue et mieux partagée. Quand on connaît l'histoire de ce pays, la détermination et le courage de ceux qui se battent pour le respect du droit et des libertés, parfois au péril de leur vie, ne peuvent que forcer l'admiration. Ne mégotons pas sur le «romantisme des campeurs de Kiev». Rien de grand ne se fait dans l'histoire des hommes sans un peu de rêve et d'émotion. Et le fait que celui qui mène le mouvement soit un banquier n'est pas non plus la mer à boire.
(*) «Les Carpates oubliées. Trois saisons au pays de la Tisza noire» (Editions de l'Instant Présent, 2002) et «Retour de Kiev» (Revue Nouvelle, avril 2003).
Une pétition appelant les responsables européens à soutenir la démocratisation de l'Ukraine est disponible en écrivant à l'adresse suivante: E-maildemocratieukraine@yahoo.fr
© La Libre Belgique 2004