Les fumeurs, nouveaux parias de nos sociétés hygiénistes?

Entrée en vigueur lundi du traité international de l'OMS. Nouvelle campagne européenne lancée mardi. L'étau se resserre autour des fumeurs. Faut-il les plaindre ou les contraindre?

PATRICK TRAUBE
Les fumeurs, nouveaux parias de nos sociétés hygiénistes?
©Illu PHILIPPE JOISSON

PATRICK TRAUBE, psychologue, écrivain et auteur de «Où va le monde?» (Ed. Convaincre)

Ce matin-là, 8h30. Buvette de la gare de Huy. Je commande un café noir et bourre ma première pipe. C'est un rite, un moment privilégié, un moment de grâce. Je m'ancre dans la journée qui s'annonce. Je m'évade de l'épiderme du monde (les petits soucis) pour être plus disponible à la profondeur mystérieuse des êtres et des choses. Mon voisin, un homme âgé, m'interpelle timidement: «monsieur, j'envie votre courage». Interloqué par ce compliment inattendu, je lui fais observer qu'il y a des cendriers sur les tables. Il m'explique qu'à septante-cinq ans, il fume en cachette chez lui de peur d'être regardé par les siens comme un pestiféré. A ses yeux, je suis un héros.

Quelques jours plus tard, j'anime un stage. A la pause, je m'isole dans le hall. Avec délectation, je bourre une pipe méritée. Un participant me dévisage avec commisération: « vous n'avez pas réussi à arrêter de fumer? ». Je lui réponds que je n'ai jamais réussi, parce que je n'ai jamais essayé. Pour ce garçon, il va de soi qu'un fumeur est un malade qui a essayé de guérir mais n'y est pas parvenu.

Fumer: un acte d'héroïsme! Un aveu d'impuissance!

Un bonheur? In-con-ce-va-ble!

Ces modestes fragments de vie quotidienne valent leur pesant d'analyse sociologique. Les chiffres l'attestent. Grâce aux campagnes de sensibilisation au danger du tabagisme, le nombre de fumeurs a diminué. Il faut s'en réjouir. Pour de nombreux «ex», fumer était (de leur propre aveu) un comportement compulsif, mécanique. Pourquoi prendre des risques avec sa santé sans contre-partie de jouissance, simplement par contenance, par convenance, pour tuer l'ennui? Certains font de la résistance. Ceux, sans doute, pour qui le plaisir de fumer (comme celui de déguster un bon vin, un mets raffiné, un moment de solitude ou la présence d'un être cher) participe d'une certaine qualité de vie, d'un «art de vivre». Ceux pour qui fumer n'est pas un passe-temps, mais... un «taste-temps». Propos indécents? Serait-ce oublier que tabac rime avec maladie, dépendance, pollution, incivisme?

L'usage immodéré du tabac comporte des risques (comme tout usage immodéré d'ailleurs). La chose est acquise. Mais, comme disait un philosophe, la vie est mortelle. Et à force de nous la rendre aseptique, on va finir par nous la rendre invivable, mortellement ennuyeuse. Puis, sont-ce les fumeurs qui, au nom du Dieu-Profit, polluent mers et rivières, surchargent l'oxygène de nos villes en dioxine, plomb, amiante et autres rejets. Evidemment, stigmatiser des comportements individuels n'est pas sans bénéfice politique. On surligne les responsabilités individuelles pour jeter un voile pudique sur des choix collectifs à tout le moins contestables.

Oui, mais, le tabagisme passif. C'est vrai que, trop longtemps, les fumeurs ont occupé l'espace commun, avec une parfaite goujaterie. Cela étant, chaque jour, ne dois-je pas me défendre bec et ongles contre les nuisances ambiantes, imposées par la vie en commun et le commerce de mes semblables? Matraquage publicitaire qui me transforme en «cible», bavardages anesthésiants des radios commerciales, violences télévisées, musiques (sirupeuses ou agressives) omniprésentes dans les bistrots, les piétonniers, les lieux publics (impossible d'y réfléchir ou d'y rêver à l'aise), inepties péremptoires débitées par les imbéciles, entrecoupées de blagues grivoises qui prennent la vulgarité pour de l'humour, bruit profanateur des motorettes à échappement trafiqué qui déchirent le silence sacré des petits matins. Une anecdote amusante. Il y a vingt ans, lorsqu'au cours d'une soirée, je tirais ma première bouffée, il se trouvait immanquablement quelqu'un pour me susurrer «j'aime l'odeur de votre Semois; elle me rappelle mon enfance, mon grand-père aussi fumait la pipe». Aujourd'hui, cela n'arrive plus. Pourtant... c'est toujours le même Semois et il n'a pas changé d'odeur. Etrange!

Le combat contre l'égoïsme outrancier des fumeurs et les dangers de la clope-sucette est un combat légitime. Dommage qu'il dérive vers une intolérance sectaire à l'égard des fumeurs. Comment nommer autrement l'interdiction de fumer dans un hall de gare haut comme une cathédrale. Dans un immeuble de dix étages ou un train à trente compartiments, comment interpréter ce refus obstiné d'octroyer aux fumeurs un lieu accueillant où ils puissent s'offrir détente sans incommoder les non-fumeurs et sans devoir se soumettre à l'humiliation du pas de porte? Voici quelques années, un slogan publicitaire avait fait bondir le défenseur zélé des transports collectifs que je suis: «Ma voiture, c'est ma liberté». Aujourd'hui, j'ai déserté les trains. Je me prépare à déserter ces lieux de socialité que sont les bars et les restos. Oui! Ma voiture (et ma maison), c'est ma liberté. (Pour combien de temps encore?). Quant à la question fondamentale, elle demeure en suspend: pourquoi les gens éprouvent-ils le besoin de fumer?

Tous les groupes humains, disent les sociologues, produisent de l'exclusion (celle-ci change de contours mais ne disparaît jamais). Ils ont besoin de désigner en leur sein des victimes-émissaires lestées des tares collectives. Les fumeurs, sont-ils les nouveaux parias de nos sociétés hygiénistes? La chose est sue: l'obsession sécuritaire produit l'érosion des libertés. Les sociologues ont forgé le mot «sanatisme» pour désigner cette obsession moderne de l'aseptique, de la santé-à-tout-prix (de la peur de la mort?) qui finit par enfermer ceux qu'elle prétend protéger. Le sanatisme n'est-il pas le visage new look du «biopouvoir» dénoncé par Michel Foucault, cette forme de domination «soft» qui vise à assujettir les corps et à normaliser les comportements en s'appuyant sur le calcul quantitatif (les statistiques)? Dès lors, est-ce pure (pire) fiction que de prévoir que l'interdiction généralisée du tabac entraînera des mesures compensatoires de santé publique? Peut-être, dans un premier temps, des stages obligatoires de Méditation Zen. Dans un second temps, l'obligation de se soumettre à une médication contre le stress croissant de la vie professionnelle, l'angoisse et la dépression (au plus grand profit du lobby pharmaceutique!). En dernière extrémité, on pourra envisager la lobotomie. Mais, comme le «centre» neurologique de la jouissance se trouve disséminé dans le volume du cerveau, l'excision chirurgicale devra être... totale.

En attendant ce meilleur des mondes «ultra-clean», n'en déplaise aux intégristes sourcilleux, je dédie ce billet au vieux monsieur du buffet de la gare de Huy.


La vie sans clope « Presque six mois que j'ai arrêté de fumer. La décision, je l'ai prise un lendemain de fête. Une nuit très agréable à papoter, boire et fumer. Comme un pompier. Avec, le lendemain, cette atroce et familière impression d'avoir un camion garé sur la poitrine et un lancinant sentiment de culpabilité pour ce que j'avais fait subir à mon organisme. C'est sûr, maintenant le cancer n'allait pas me rater. Sauf, sauf, à arrêter net, définitivement. Plus une clope, pas même une taf, pour le restant de mes jours. Pari (quasi) gagné. Je reconnais quelques cigarettes grillées goulûment au détour d'un début d'ivresse. Mais, dans l'absolu, je me considère désormais comme non-fumeuse. De quoi m'autoriser à jeter des regards torves et réprobateurs à mon voisin fumeur. M'enfume suis-là avec son foin et puis ça pue! Je dois l'admettre: je suis devenue très intolérante face à la fumée de cigarette. Je ne supporte plus que mes vêtements empestent le tabac après une sortie au restaurant. Et le fumeur matinal qui pour une raison ou une autre se présente à mon domicile est d'office relégué au fond du jardin. Oui, je le reconnais, je n'aime plus les fumeurs, ni le halo de puanteur qu'ils trimbalent. Je les déteste pour cette nonchalance avec laquelle ils allument leur blonde après un bon repas, un bon verre de vin. Qui a dit que je les enviais? Je vous dis que je ne fume plus! » RACHEL, ex-fumeuse

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