Le nombril de mon monde

«Moi, personnellement, je»: voici le nombrilisme propulsé sur les écrans. Nombril et blog, main dans la main, symbolisent cette société du souci de soi exhibé

CLAUDE JAVEAU

CLAUDE JAVEAU, chroniqueur

Comme un tsunami, la mode s'est répandue parmi les jeunes femmes, et quelquefois aussi parmi les moins jeunes, comme parmi les jeunes et moins jeunes hommes, de montrer leur nombril. Une encore jeune amie m'explique que la raison doit en être cherchée à la fois dans les tailles basses des pantalons et des jupes et dans la brièveté en hauteur des maillots (appelés tîcheurtes), comme si cette basseur (je ne peux écrire bassesse!) et cette brièveté étaient fortuites. Le nombril, quoi qu'on pense, n'a rien d'innocent. Dans les années trente, le Code Hays, du nom d'un ancien ministre des postes américain, imposa à Hollywood toute une série d'interdictions en matière de représentations des choses sexuelles, parmi lesquelles celle de montrer les nombrils femelles ou mâles (qui a jamais vu le nombril de Johnny Weissmuller?). Madame Hays, lorsqu'elle demanda le divorce, invoqua la confusion que faisait constamment son mari entre le nombril et un authentique orifice situé un peu plus bas. Cette confusion pourrait expliquer cette aversion, qui nous a privés des ombilics des plus grandes stars, de Louise Brooks à Marilyn Monroe. Les choses changèrent dans les années soixante, après la mort de Hays.

Revenons aux nombrils de nos jeunes contemporaines et contemporains. La question qu'ils me font poser est: métaphore ou métonymie (ou plus précisément synecdoque)? Ma réponse est qu'il s'agit des deux à la fois. Métonymie, car le nombril désigne le tout, c'est-à-dire le corps tout entier. Cette petite portion de peau que pendant longtemps, sous nos cieux, on ne pouvait découvrir que sur les planches couleur sépia des dictionnaires, annonce en réalité l'existence d'autres portions, qui n'ont pas cessé de nos jours de provoquer divers émois. Il arrive d'ailleurs que vers le bas de la bande de peau entourant le nombril on rencontre les premiers poils pubiens. Et que, plus haut, l'ouverture du décolleté ne fasse que renforcer l'impression de dénudation que l'offrande du nombril avait amorcée.

Malheur cependant à celui qui voudrait prolonger la simple observation par un commentaire un peu appuyé, voire, enfer et damnation, par un geste d'appréciation. Les redoutables foudres de la répression du harcèlement sexuel s'abattraient sur le/la coupable, et cela risquerait de finir devant un tribunal. Voir, mais pas toucher. Et encore: voir, mais furtivement, comme il est convenu qu'ainsi il doit en être sur une plage naturiste du genre Cap d'Agde ou Montalivet. Tous tout nus, mais faisons comme si ce n'était pas le cas.

Métaphore aussi, car on sait que le nombril sert souvent à désigner le moi dans ce qu'il a d'être préoccupé de lui-même. Le ou la «nombriliste» est celui ou celle qui ramène tout à lui ou à elle. Le nombril se trouve ainsi propulsé au rang de centre du monde. Ce n'est pas à notre époque un travers minoritaire. Ce que Foucault appelait le «souci de soi» se traduit par la propension, souvent obsessionnelle, de n'envisager d'autre dialogue intéressant qu'entre soi et son propre nombril. Celui-ci devient alors une espèce de miroir, la pièce d'eau de Narcisse, dans laquelle le risque est grand, à l'instar de ce qui est arrivé au héros de la mythologie, de se noyer. Se noyer dans son nombril serait une assez bonne description d'un aléa qui nous guette tous. Du nombrilisme à l'autisme, la distance pourrait bien devenir de plus en plus brève.

Où le nombril se donne aussi métaphoriquement à voir est dans la pratique, en voie de rapide expansion, des «blogs». Il paraîtrait que l'une des manies les plus envahissantes chez nos chères têtes blondes est de se raconter à l'envi sur les lucarnes des ordinateurs personnels. Le plus passionnant serait cette action même de rédiger son journal à l'usage d'un grand nombre et non de lire les journaux que les autres proposent. «Moi, personnellement, je» est ce qui paraît aujourd'hui de plus intéressant. Il fut un temps où le journal intime méritait tout à fait cette épithète, car il n'était destiné qu'à celui ou celle qui le rédigeait (je ne parle pas de ces journaux composés à l'usage des générations à venir, à l'exemple de celui de Gide, et qui relèvent d'un certain genre littéraire). Le keepsake des jeunes filles ne devait être gardé que pour elles-mêmes. Il en va tout autrement aujourd'hui. Le blog est l'un des outils de l'exhibitionnisme généralisé, qui est peut-être plus impérieux encore que le voyeurisme qui est censé lui répondre. Montrer est davantage générateur d'émotion que regarder. C'est ce que me fait comprendre ma jeune amie quand je la complimente sur la perfection de sa cicatrice ombilicale.

Quand j'étais petit, il était malséant de montrer aux gens sa bôtroule. J'ai longtemps cru que ce mot du dialecte liégeois était bien français. On ne pouvait pas la montrer parce qu'elle était la métonymie de choses qu'on ne pouvait pas montrer, et la métaphore d'un exagéré souci de soi dont on ne pouvait faire état. Voilà maintenant que nombril et blog, main dans la main si j'ose dire, symbolisent une société dont les membres sont tellement préoccupés d'eux-mêmes qu'ils ne daignent pas scruter l'horizon afin d'y déceler les signes avant-coureurs des tsunamis (je préférerais dire «mascarets») qui les menacent.

© La Libre Belgique 2005

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