Le Mal radical
Le siècle écoulé ne s'est pas montré avare en monstres en tout genre. Dans l'échelle de l'infamie et la scélératesse, dans le panthéon de ces héros noirs et implacables, Saddam Hussein, dont le procès s'ouvre en ce moment, occupe assurément l'une des toutes premières places.
Publié le 04-12-2005 à 00h00
Le siècle écoulé ne s'est pas montré avare en monstres en tout genre. Dans l'échelle de l'infamie et la scélératesse, dans le panthéon de ces héros noirs et implacables, Saddam Hussein, dont le procès s'ouvre en ce moment, occupe assurément l'une des toutes premières places.
Quand l'actuel président américain, réactualisant le fameux «Evil empire» reaganien, a mis en garde le monde contre «l'Axe du mal», enfilade d'Etats s'étalant de l'Irak à la Corée du Nord, cette vision des choses a été accueillie en Europe avec un mélange de commisération et d'agacement. Commisération face à ce pathos de mauvais aloi et à la morale de cour de maternelle qui la sous-tend. Agacement face à l'arrogance d'un Etat qui prétend mener une lutte cosmique entre Bien et Mal. Navrante indélicatesse envers les dirigeants desdits Etats. N'est-il pas plus raisonnable, plus «européen», de penser que ces derniers partagent des valeurs «différentes» des nôtres? Que le manichéisme américain est une insulte à ces civilisations plusieurs fois millénaires?
Comme si nous avions le choix! Comme si l'élection d'un ennemi était affaire de préférence et de subjectivité.
Que fut, en réalité, l'Irak de Saddam? On déplore, à juste titre, les attentats quotidiens qui meurtrissent ce pays. Mais a-t-on seulement idée des tréfonds de l'horreur atteints par ce régime en son crépuscule néronien? Le règne saddamite brilla d'un éclat hideux et cataclysmique. Un régime de terreur et d'épouvante. Une dévastation collective. Un cauchemar permanent. Quatre millions d'exilés. 500.000 Kurdes annihilés. 200.000 chiites massacrés. 4.500 villages rasés. Des milliers de cadavres de femmes et d'enfants aux chairs calcinées par les gaz. 260 charniers découverts lors de la libération. 300.000 corps déterrés par des familles folles de désespoir. Des opposants plongés vivants dans des cuves d'acide ou broyés dans des bennes à ordure. Des yeux arrachés, des corps suspendus et mutilés, des enfants de dissidents enfermés dans des sacs remplis de chats affamés. Ces raids infâmes des Feyadin dirigés par l'abominable Udaï, digne fils de son père, se saisissant au hasard de villageoises (130 cas recensés) pour les décapiter et clouer leur tête aux portes des maisons.
Iran ou la barbarie ordinaire. 100.000 exécutions. Des délinquants fouettés publiquement. Des femmes lapidées. Des voleurs mutilés. Le spectacle, surréaliste et démoniaque, de ces femmes aux longues djellabas noires pendues à des grues de construction, improbables oiseaux sacrifiés au nom d'un dieu sauvage.
La Corée du Nord? L'enfer sur terre. Le dernier cercle de Dante. Deux millions de morts d'une famine que rien - ni crise politique, ni guerre, ni catastrophe naturelle - n'explique si ce n'est un entêtement absurde à poursuivre les idéaux communistes. Une population paysanne famélique réduite, certains hivers, à recourir au cannibalisme. Des troupes d'enfants en guenille prenant d'assaut des trains remplis de pommes de terre escortés par des soldats. Le mémorial de Kim Il Sung, d'un coût de 200 millions de dollars, une armée forte d'un million d'hommes. L'argent de l'aide internationale détourné et consacré prioritairement au renforcement de la puissance nucléaire et à la fabrique de missiles à tête balistique vendus à l'étranger. En définitive, une gigantesque machine à tuer.
L'axe du Mal. Excessif, vraiment?
Le Mal radical n'est-il pas l'imposition d'une conception unique du Bien (qu'il soit religieux ou idéologique) ? La supériorité morale de l'Occident sur ses adversaires ne tient-elle pas dans son choix de laisser coexister en son sein de multiples conceptions du Bien, y compris celles desdits adversaires? Plutôt que de s'interroger - question qui a son intérêt - sur l'origine métaphysique du Mal, ne faut-il pas se demander pourquoi, en Europe, on ne croit plus au Mal ni au Bien? Pourquoi tout discours affichant des certitudes sur le Mal et le Bien est-il d'office considéré comme suspect, réducteur ou manichéen?
Voilà l'explication que nous proposons: nous vivons, en Europe, dans une société où les tabous ont voulu se substituer aux préjugés. L'un des objectifs, louable, de l'éducation est de développer l'ouverture d'esprit. Cela passe par l'éradication systématique de tout préjugé. Le problème, c'est que beaucoup d'éducateurs, plutôt que remplacer ces préjugés par des connaissances, préfèrent souvent installer dans l'esprit des injonctions morales très fortes qui ont en commun le fait d'interdire de porter des jugements de valeur sur les peuples, les traditions et les civilisations. On se soucie assez peu d'initier les personnes au contenu effectif des cultures extra-occidentales. Si c'est le cas, ce sera de manière souvent superficielle et acidulée. Le spectre diversifié des cultures sera appréhendé sous un angle purement folklorique (alimentaire, musical, artisanal, etc.). Pour dire les choses crûment, le reste du monde est appréhendé par le filtre de festivals de type «Couleur Café». Il est rare qu'on s'intéresse aux idées, valeurs et principes ayant cours dans ces traditions (lesquels divergent voire s'opposent parfois frontalement aux nôtres) ou alors ce sera sur le registre de l'auto-dénigrement, comme ces touristes qui se réjouissent de l'anti-matérialisme des pays qu'ils visitent.
Ce phénomène a été finement ausculté par Allan Bloom. On méconnaît, dit-il, l'importance du préjugé, parapet indispensable aux processus d'apprentissage. En déracinant ces derniers sans les remplacer par autre chose que l'idée que tout, en ce bas monde, est égal tant en fait qu'en valeur, on appauvrit singulièrement l'esprit critique. Paradoxalement, le relativisme culturel, accompagnant souvent ce processus d'éradication, a pour effet d'anesthésier l'ouverture d'esprit et la curiosité intellectuelle, aboutissant dès lors à une «fermeture» de ce dernier.
Les préjugés ne sont pas toujours sympathiques mais, dans la sphère sociale, ils jouent un rôle considérable. Hannah Arendt fait cette remarque profonde: «Plus un homme est libre de tout préjugé, moins il sera adapté à la vie purement sociale.» En ce sens, les préjugés constituent un prérequis à la constitution de l'espace politique (qui est, lui, le lieu des «jugements»). Nous partageons tous un certain nombre de préjugés. Cette précision nous permet d'infléchir l'analyse de Bloom sur un point fondamental: il est impossible de vider durablement l'âme de tous les préjugés. Ils reviennent fatalement car aucun homme ne peut vivre sans préjugés: personne n'est doté d'un discernement tel qu'il puisse adopter une position personnelle sur la multitude d'informations qui lui parviennent à tout moment. Une telle absence de préjugés exigerait une vigilance surhumaine. Dès lors, les préjugés réapparaissent sous une forme pathologique: xénophobie, antisémitisme et anti-américanisme.
Pour des esprits «disneylandisés», le mal est incompréhensible. Persuadés que l'ensemble des habitants de la planète pensent exactement comme eux, ils restent dubitatifs face à des explosions de haine frénétique au Rwanda ou en ex-Yougoslavie. Elles sont assimilées à des catastrophes naturelles. Cette mince pellicule homogénéisatrice appliquée sur la diversité par les éducateurs moralistes se craquelle et laisse suppurer le mal. On convoque alors les commodes théories marxistes: le mal doit avoir une origine économique. Le sous-développement - cause des conflits - doit nécessairement procéder d'une exploitation Nord-Sud qui, dans ce schéma exonérant totalement le tiers-monde de toute responsabilité, est le fait, d'une part, du passé colonial européen, d'autre part - et surtout - de l'actuel impérialisme américain.
Il faut dénoncer ce mensonge nocif de l'équivalence morale des cultures. Tous les hommes sont naturellement égaux en droit et en dignité mais les traditions culturelles sont inégales en fait et en valeur. L'infériorité ou la supériorité ne peut évidemment se jauger qu'au regard de tel ou tel aspect de cette tradition (la liberté, l'égalité, le statut des femmes, etc.) sans préjuger d'autres dimensions potentiellement enrichissantes contenues dans les cultures extra-occidentales. Mais ces dernières renferment aussi des éléments archaïques, choquants, condamnables, détestables. Par exemple, la barbarie de la Charia, l'indéniable misogynie de la culture japonaise, le racisme virulent de telle ou telle ethnie en Afrique, l'incommensurable mépris des castes supérieures vis-à-vis des membres de castes inférieures ou hors castes en Inde, le fondamental égoïsme de l'hindouisme, la cruauté de certaines pratiques chinoises, etc. Tout cela est gommé, tu et tabou.
Interdire radicalement tous les jugements de valeur en la matière, en amalgamant malhonnêtement ces derniers à des jugements racistes (portés sur les peuples et non sur les cultures) traduit, en réalité, une indifférence pour le mode de pensée des populations extra-occidentales. Dire que tout est «équivalemment» bon revient, en définitive, à considérer que nous n'avons plus besoin d'autrui pour progresser dans la recherche d'une vie meilleure et que, contrairement à l'attitude d'Hérodote et d'autres grands fondateurs de la tradition occidentale, nous n'avons plus besoin des cultures extérieures pour y confronter nos valeurs et s'inspirer d'éléments extérieurs. Les préjugés maintiennent au contraire une dynamique évolutive et un souci pour autrui qui permet à ce dernier d'éviter la tentation solitaire du mal radical.
© La Libre Belgique 2005