Vaut-il mieux en rire ?

Michel-au-nez-rouge ou Yves-la-gaffe : le public de notre pays n'a pas besoin d'imitateurs pour se poiler. Mais à regarder de plus près, la chose ne laisse pas d'être assez inquiétante.

Claude JAVEAU

Chroniqueur

Il y a des jours où je me demande si la réalité de la politique (du moins celle qu'on veut bien nous donner à voir) ne dépasse pas la fiction de la célèbre émission des "Guignols" (chez nous, sur BeTV). La mascarade récente que Kadhafi a imposée à la France, et son président pris, pour une fois, au propre piège de son obsession médiatique, en constitue un bel exemple. Imagine-t-on Albert II, en visite officielle chez nos voisins méridionaux, installant face à l'Elysée une réplique du Belvédère, pour y loger les quelques centaines de membres de sa suite - Gilles de Binche, pêcheurs de crevettes d'Oostduinkerke, et Buumdroegers de Bruxelles -, puis faisant convoquer un millier de femmes françaises pour leur expliquer comment cuisiner des palingen in't groen ou confectionner des boulets à la sauce lapin (après tout, dans une vie antérieure, il fut Prince de Liège) ? Le colonel libyen fit bien pire, et si quelques parlementaires s'en émurent, aucun bâton ne lui fut mis dans les roues. On se dit alors que mieux valait peut-être en rire; ce que nous avons dû être un grand nombre à faire. Mais, comme beaucoup de rires, celui-ci a été d'impuissance. N'est-ce pas un vrai surréaliste de chez nous, Louis Scutenaire, qui a écrit que l'humour (qui n'est qu'une composante du rire, mais n'ergotons pas) était une façon de se tirer d'embarras sans se tirer d'affaire ? Dans une interview récente à "Time", Umberto Eco, orfèvre en la matière, lui fait écho : "L'humour est une façon de survivre. Il peut être une arme, un bouclier contre le fondamentalisme et le fanatisme, et il peut clore des débats intellectuels. Mais il ne peut pas résoudre les problèmes de la vie."

Notre époque privilégie une forme de discours dans laquelle la dérision, la parodie, l'incitation à se gausser jouent un rôle essentiel. A la télévision, dans les talk-shows mais aussi dans les émissions dites culturelles, et évidemment dans celles de variétés, le bon mot, la répartie qui fait mouche, la perfidie prononcée sur un ton anodin, sont comme on dit à présent des "musts". Et même les sérieux (en apparence !) débats politiques n'échappent pas à la règle. Il est vrai qu'avec certains acteurs du champ, comme aurait dit Bourdieu, il n'est nullement besoin de se forcer. De Michel-au-nez-rouge à Yves-la-gaffe, en passant par le duo "je t'aime, moi non plus" Didier-Joëlle, le public de notre pays n'a pas besoin d'imitateurs ou de pasticheurs, les originaux sont bien souvent supérieurs aux copies. Une déclaration de Bart De Wever ou de Charles Michel vaut tous les sketches de "Sois Belge et tais-toi". Ah, qu'est-ce qu'on se poile dans le Royaume en train d'imploser !

A y regarder de plus près, toutefois, la chose ne laisse pas d'être assez inquiétante. Car rire de tout, cela va sans dire, c'est ne rien prendre au sérieux. Et c'est d'ailleurs de ceux qui prennent les choses au sérieux qu'on aurait tendance à rire le plus. C'est ainsi qu'on en vient à colporter des méchantes plaisanteries sur les pédophiles, sur les grands de ce monde en train d'agoniser, sur les kamikazes islamistes, sur les dictateurs de tous poils. Il arrive certes que d'importants personnages, comme Bush, offrent eux-mêmes le plat dans lequel nous nous amuserons à sauter à pieds joints. Mais Bush n'est pas seulement l'auteur de rigolos bushismes. Il est aussi l'homme qui a excipé d'un mensonge pour envoyer des milliers de soldats américains se faire tuer en Irak. Et si Le Pen fait incontestablement figure de comique troupier, l'idéologie que son mouvement charrie est l'héritière de l'une de celles qui, au siècle dernier, ont engendré le plus de cadavres. Il est peut-être plaisant, quand on croit être un vrai démocrate, de colporter des blagues racistes, juste pour le plaisir de faire rire. Mais le racisme n'en cesse pas pour autant d'être ce qu'il est, une épouvantable pathologie de l'esprit, dangereuse pour tous ceux qu'elle prend pour cible, et même souvent mortelle.

Sans doute s'en tirera-t-on en répétant, après Desproges, qu'on peut rire de tout mais pas avec n'importe qui. C'est ce qu'avait ignoré Coluche le soir du drame du Heysel et qui avait suscité chez moi une très vive aversion pour le personnage. Dans les médias, en effet, on ne choisit pas ses auditeurs ou ses spectateurs. Faire rire du ridicule d'un candidat premier ministre qui confond "Marseillaise" et "Brabançonne" n'est pas du même ordre qu'ironiser sur le sort cruel d'un grand nombre de personnes. Si l'on croit pouvoir manquer de respect à l'un ou l'autre, cela ne peut se justifier que si ceux-ci manquent eux-mêmes de respect à leur propre égard.

Rire, oui, puisque c'est le propre de l'homme (encore que le bonobo, pour ne citer que lui...), mais pas à tout bout de champ. L'humour fait partie des vertus à cultiver, quoi qu'on ne puisse en faire acquérir à ceux qui n'en ont pas les dispositions. Mais on sait que trop de vertu tue la vertu : le puritain finit par devenir oppresseur; le convaincu fait fi de ses responsabilités; l'audacieux devient tête brûlée. Comme le vice, la vertu demande quelque modération. Aussi sera-ce sans rire, et bien que l'esprit du temps porterait à le faire sans trop se brider, que je terminerai en rappelant toute la pertinence de cet appel bien de saison : "Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté".

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