La séduction d’un animal politique en 1936
Comment Léon Degrelle a-t-il séduit une partie de la jeunesse, des femmes et beaucoup d’électeurs du Parti catholique jusqu’au succès électoral de Rex ? Décryptage. Une opinion de René ZAYAN, Professeur à la faculté de psychologie de l'UCL.
- Publié le 03-03-2009 à 00h00
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Professeur à la faculté de psychologie de l'UCL
C’ est vrai qu’il savait bien parler, le beau Léon, m’a dit ma mère, qui payait pour le voir à ses meetings." Que ne m’a t-on répété cet aveu, sur le ton de la confession ou de la complicité ? Tout en ajoutant que Degrelle exerçait une séduction inexplicable sur la jeunesse et sur beaucoup d’électeurs du Parti catholique jusqu’au succès électoral de Rex, le 24 mai 1936 (1). On disait qu’il avait un charisme extraordinaire. Des écrivains français comme Brasillach ont fait le voyage pour "aller voir le monstre" et ont subi comme un coup de foudre.
La psychologie politique actuelle révèle, à partir de recherches expérimentales sur les leaders contemporains, que le charisme est l’expression de certaines émotions par la communication non verbale : mimiques faciales, surtout à la télévision, gestes, attitudes corporelles et vocalisations. Le charisme est reconnaissable en coupant le son, ou en regardant des politiciens étrangers dont on ne comprend pas le discours. Les photographies de presse permettent déjà de déceler des comportements typiques d’un leader charismatique. C’est tout à fait le cas des images de Degrelle entre l’automne 1935 et l’élection de 1936, avant sa conversion au fascisme. J’ai présenté des images vidéo d’archives ainsi que des photos de Léon Degrelle à des observateurs jeunes, âgés, belges (wallons et flamands), européens francophones ou non, et américains. Aucun ne le connaissait et pourtant le constat fut unanime : quel charisme, surtout pour l’époque, et à son âge (il avait 29-30 ans) !
Les composantes du comportement charismatique
1. La jovialité donne sans aucun doute de la popularité en politique. Degrelle fut souvent décrit comme "amusant, plein d’allégresse, heureux, joyeux, si volontiers riant". Les recherches expérimentales ont démontré qu’à tous âges et dans toutes les cultures visitées par les éthologues, les femmes rient davantage que les hommes. Mais, dans les pays occidentaux, les femmes rient surtout en présence des hommes. Degrelle faisait rire, ce qui ne devait pas être étranger à la séduction qu’il exerçait sur les femmes, au point qu’on parla de "Rex Appeal" (mais les femmes n’avaient pas le droit de vote en 1936).
2. La sociabilité, qui suscite la sympathie, est facialement exprimée par de larges sourires, les dents supérieures bien visibles et les sourcils relevés. Les regards de réceptivité sociale et ceux qui sollicitent le contact s’accompagnent de gestes d’ouverture : les deux bras sont levés et écartés, les paumes ouvertes vers le public ; le plus souvent un bras est levé et la paume en avant est bougée pour effectuer un salut amical. Degrelle pouvait poser sa main sur l’épaule des gens et embrasser des enfants. Il se faisait aussi photographier avec son épouse et ses jeunes enfants, bien avant J.F. Kennedy.
3. L’empathie, c’est-à-dire la capacité à la fois de comprendre les émotions exprimées par les autres et d’exprimer de manière adéquate les émotions que suscite cette compréhension. Cette compétence sociale est indispensable en périodes de crise sociale. Dans ces cas, elle inspire la confiance et donne au peuple (souvent à tort) l’impression qu’il sera personnellement représenté par un(e) politicien (ne). Les électrices y sont davantage attentives que les électeurs.
4. L’assurance, au sens de l’aisance corporelle, de la mobilité des gestes, de la détente des muscles faciaux. Elle se manifeste aussi en cas d’événements imprévus par des sourires de surprise et l’absence d’anxiété. Degrelle ne redoutait rien et gardait son calme, même en cas d’approches hostiles. Il pouvait se lancer dans de longs discours improvisés.
5. L’autorité, que l’on qualifie souvent de naturelle, correspond à des signes non verbaux de dominance. Elle diffère de l’autoritarisme parce que les signaux de claire agressivité ne font que souligner l’assurance naturelle quand doit être affirmé le leadership. Le buste et la tête sont relevés ; le regard est direct et balaye l’ensemble de la salle, les sourcils froncés ; la voix est claire et puissante ; le débit du discours est rapide (200 mots par minute) et certains mots sont martelés ; la gestuelle est énergique, propulsant un bras vers l’avant ou vers le haut, le poing serré ou bien l’index tendu (Degrelle tendait souvent les deux bras et serrait les deux poings).
Dès la campagne de 1937, sa gestuelle agressive s’est stéréotypée et il vociférait des menaces à des débits de parole trop accélérés. Après la défaite électorale du 11 avril 1937, le processus d’autoritarisme était en marche, comme en témoignent les images du meeting mussolinien de Lombeek-Notre Dame en juillet 1938. On ne pouvait plus croire, comme l’a écrit B. de Jouvenel en 1936, que Degrelle était "un séducteur naturel, tout à fait différent des dictateurs qu’il admire". La "fascination" envers le chef a engendré la "fascisation" de Rex. Avant cela, son autorité naturelle contrastait avec le charisme que les historiens ont reconnu en d’autres chefs de partis atypiques avec lesquels il voisinait en 1936. Le Français Doriot exhibait une brutalité quelquefois effrayante ; les Flamands Van Severen et De Clercq pratiquaient un autoritarisme de posture, hautain chez l’un, sévère chez l’autre.
6. Le charisme politique définit le leadership qui, pour être accepté, implique la capacité de rassurance, particulièrement en période de crise sociale. La couverture d’un texte de Degrelle daté de 1936 est un photomontage le représentant calme et souriant au-dessus de quelques personnages au regard anxieux levé vers le ciel, et qu’il recouvre d’un geste protecteur, ses bras écartés latéralement et ses paumes abaissées au-dessus de leur tête.
Ce qui explique le succès de Degrelle en 1936
1. Les signaux corporels de Degrelle possédaient tous les six ingrédients du charisme politique contemporain. C’est rarissime chez les leaders modernes, alors qu’ils sont conscients de l’impact de la communication non verbale sur la persuasion. Chez Degrelle, la seule voix exprimait toutes les émotions d’un discours charismatique. C’était "une éloquence qui débouchait souvent dans la musique" pour R. Poulet, tandis que Brasillach avouait : "J’écoute le son de sa voix plus que ce qu’il me dit." On peut dire que Degrelle a fait de la politique une affaire de séduction plus que de déduction.
2. Certaines émotions exprimées par des mimiques et des gestes sont correctement reconnues par les observateurs de toutes les cultures humaines où ces comportements sont exécutés. En l’occurrence, les émotions faciales et gestuelles décrites chez Degrelle sont toutes susceptibles d’une reconnaissance universelle. Elles sont a fortiori facilement identifiables par des observateurs européens, ainsi que mes expériences l’ont confirmé. Les mimiques et gestes les plus universels trouvent leur origine dans le répertoire non verbal des primates, avec lequel ils présentent une similitude objective (dite "homologie"). On peut, avec Aristote, affirmer que l’homme est par nature un animal politique. Des écrivains français ont avec raison décrit Degrelle en 1936 comme un "chef naturel, sachant d’instinct conduire une foule". Ainsi, Brasillach : "Il est sûr qu’il possède ce rayonnement physique et cette animalité nécessaires à un meneur d’hommes."
3. On a parlé du "beau Léon", sans doute de manière exagérée si l’on en juge par son physique. Cependant, la psychologie sociale a démontré que les personnes charismatiques tendent à être jugées attirantes, et même plus belles qu’elles ne le sont en réalité. C’est particulièrement le cas des hommes qui rient et font rire. Brasillach se souviendra de "cette figure d’une beauté originale".
4. Le dynamisme corporel, l’expressivité faciale et vocale sont indispensables au charisme. La spontanéité de Degrelle créait un contraste spectaculaire avec la rigidité corporelle et la neutralité faciale des politiciens du Parti catholique qui lisaient leurs discours d’une voix monotone. Aux yeux de cette élite traditionaliste, la discrétion absolue était une vertu. Sourire et rire beaucoup ne faisaient pas sérieux. Parler haut et fort, gesticuler pour saluer le public faisaient trop populaire, vulgaire. Trop d’énergie passait pour de l’agitation, de l’immaturité. A propos des meetings de Rex, on parla de "Cirque Barnum animé par un histrion gueulard". Pour une certaine jeunesse, beaucoup de ces politiciens apparaissaient comme de sinistres vieillards à côté du jeune chef de Rex. Mais en 1936, on ne pouvait pas voter à 18 ans.
1. 11,5 pc des députés élus à la Chambre des représentants, mais jusqu’à 29,6 pc dans la province du Luxembourg. Les pertes du Parti catholique par rapport à 1932 avoisinent les 10 pc sur le pourcentage total des votes ou des députés. Mais j’ai calculé que la perte en députés de ce parti fut de 20,25 pc, et même de 29,6 pc à l’élection des conseillers provinciaux, le 7 juin 1936.