Les murs murmurent

On n’a jamais construit tant de murs entre les peuples que depuis vingt ans ! Pourtant, la commémoration de la chute du Mur de Berlin bat son plein, presque sans un regard sur les cicatrices géopolitiques qui balafrent le "monde moderne". Une opinion de Benjamin Moriamé, journaliste indépendant et chargé d’éducation à la FUCID

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Les murs murmurent
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Benjamin Moriamé On n’a jamais construit tant de murs entre les peuples que depuis vingt ans ! Pourtant, la commémoration de la chute du Mur de Berlin bat son plein, presque sans un regard sur les cicatrices géopolitiques qui balafrent le "monde moderne". Or une commémoration entièrement tournée vers le passé est une commémoration aveugle, un nécessaire regard dans le rétroviseur oublieux de la route - et même des murs - devant soi. "Ignorer l’Histoire, c’est se condamner à la revivre", disait l’historien et philosophe Ernest Renan. Dans le prolongement de son idée, on comprend aujourd’hui qu’oublier le présent, c’est se condamner à revivre l’Histoire, quand les commémorations en grandes pompes fonctionnent comme des œillères.

Les murs actuels ont pourtant beaucoup à nous dire sur notre société "globale" mais désintégrée. Chaque mur porte un message différent, découle de causes multiples et engendre des conséquences variables. Mais, pour surmonter la cacophonie, on peut tenter de trier les remparts actuels dans un essai de typologie synthétique :

1. Les "murs à l’immigration" sont les plus faciles à regrouper, même si les USA invoquent aussi la lutte contre la drogue pour justifier les 1 200 km de murs et barrières qu’ils ont construits le long de leur frontière avec le Mexique. L’Union européenne, en revanche, n’a pas tenté de camoufler l’objectif anti-immigratoire des barrières dressées en Afrique, aux frontières entre l’Espagne et le Maroc, devant les enclaves de Ceuta et Melilla. La palme de la diversion douteuse revient donc au Botswana, qui a invoqué la lutte contre la grippe aviaire tandis qu’il édifiait en 2003 une séparation d’avec le Zimbabwe, dont les habitants fuient le régime de Mugabe.

Ces murs, quoique défensifs et bâtis sur des frontières reconnues, ne sont pas exempts de violence. Le contournement auxquels ils forcent les émigrants engendre des milliers de morts, comme on l’observe dans le désert, en Méditerranée ou dans l’Atlantique. Ces murs a priori passifs ressemblent furieusement à une application active de la non-assistance à personne en danger, eu égard au droit international.

2. Les "murs de tensions" sont eux aussi défensifs et construits sur des frontières reconnues par les parties. Mais ils font suite à un conflit apaisé ou en cours d’apaisement. Les deux Corées en fournissent un bon exemple toujours debout : 241 km. A Belfast, en Irlande du Nord, un mur de ce type persiste sur 15 km d’un ancien territoire disputé, même s’il n’est plus hermétique aujourd’hui. Le Mur de Berlin appartenait en grande partie à cette catégorie, même si le Mauer avait aussi une visée anti-émigratoire.

Les murs de tensions traînent derrière eux de lourdes conséquences pour la vie quotidienne de leurs "riverains". Comme le Mur de Berlin l’a enseigné, ces fortifications coupent des familles en deux, amputent le tissu socio-économique, étouffent le dialogue et dessinent à l’encre indélébile une cicatrice qui rend la paix plus pénible encore à conclure ou à garantir.

3. Les lourdes conséquences des murs de tensions sont souvent observables à la puissance dix aux abords d’un troisième type de murs : les "murs d’annexion". Le globe fourmille d’exemples : au Sahara occidental - 2 000 km de barrières dressées par le Maroc contre les indépendantistes du Front Polisario représentant les communautés nomades Sahraouies -, dans les territoires occupés palestiniens - 703 km de béton et de grillages par lesquels Israël annexe de facto Jérusalem, des zones fertiles et la majorité de ses colonies, sous couvert de lutte antiterroriste -, au Cachemire - 550 km pour "lutter contre le terrorisme" et, surtout, s’assurer de ne pas perdre le contrôle des ressources en eau de la région.

Les frontières floues, le contexte conflictuel et l’immixtion entre les populations rendent ces murs particulièrement tragiques. Le cas des territoires occupés palestiniens illustre l’impact de ces murs à un niveau paroxystique, notamment en raison de son tracé extrêmement sinueux. Un demi-million de Palestiniens se trouvent isolés dans de petites portions de territoire, privés d’accès à la vie économique, à l’éducation, aux soins de santé C’est pourquoi le Mur israélien constitue un summum dans l’histoire de l’humanité.

Ce qui compte aujourd’hui, pour faire tomber les murs, c’est de bien comprendre les barrières mentales qui nous les font ériger. A défaut, un mur tombé peut être remplacé par une kyrielle de successeurs, à l’instar du Mur de Berlin ou de l’hydre, animal mythologique dont la tête repousse en deux exemplaires quand on la lui coupe. Car derrière ces murs physiques - on pourrait en citer encore - se dressent des murs invisibles, partie immergée de l’iceberg.

En hissant le regard par-dessus les remparts, en grattant la couche superficielle des murailles, on découvre des édifices immatériels qui en disent long. Le plus éloquent de tous, c’est le Mur des inégalités, à l’image de ces murs en construction autour des favelas de Rio. Comment ne pas voir les murs américain et européen comme ceux de forteresses érigées contre la misère ? Comment nier que les murs d’annexion visent avant tout à s’accaparer des ressources disputées (eau, hydrocarbures ) plutôt qu’une hypothétique et éphémère sécurité ?

Le Mur des inégalités se dresse entre nous chaque jour un peu plus haut, au Nord comme au Sud de la mappemonde. Quelques chiffres édifiants : en 1960, les 20 % les plus riches de la population mondiale possédaient 70 % des richesses du globe. Les 20 % les plus pauvres en détenaient 2,3 %. Quarante années plus tard, les riches possèdent 90 % des richesses de la planète contre 1 % aux pauvres. Un mécanisme mortifère est à l’œuvre. Mais qui bâtit ce Mur ? La mondialisation ? C’est peut-être l’absence de mondialisation - pour tous et dans tous les domaines - qui est en cause. Le jeu économique a été globalisé, sans que les règles ne le soient. Et en l’absence de règles, prévaut la loi du plus fort. Tel est le message le plus incontournable dont ces vingt ans de murs sont porteurs.

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