Fiche Philo: Egalite VS Equité
Présenté par Luc de Brabandere et Stanislas Deprez. Actuelle, concrète et accessible,cette série philo “binôme” confronte deux mots utilisés au quotidien. Retrouvons les concepts fondamentaux pour mieux penser l’actualité.
Publié le 26-12-2011 à 12h44
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Egalité, équité : deux mots proches et pourtant différents. L’égalité est une revendication politique fondamentale et ancienne. Si elle forme l’un des trois piliers de la devise française, avec la liberté et la fraternité, elle est bien plus ancienne que cela. Jean-Jacques Rousseau en faisait la base de la vie sociale : “L’homme est né libre, et partout il est dans les fers”, écrivait-il dans "Du contrat social".
L’asservissement de la majorité par quelques-uns, causée par la propriété privée et l’inégalité face au savoir et à la culture, nécessite un nouveau contrat social qui rendra tous les individus libres parce qu’égaux. L’égalité était déjà à la racine des auteurs anglais du contrat social. John Locke envisageait un état de nature, antérieur à la vie en société, où tous les humains sont égaux. Chacun d’eux s’engage à respecter la vie et les biens d’autrui, et à se soumettre à des règles communes d’existence, en échange de la sécurité et de la liberté d’entreprendre. Plus radical, Thomas Hobbes imaginait un état de nature où tous sont égaux mais s’opposent les uns aux autres en une interminable guerre larvée. Persuadé que l’homme est un loup pour l’homme, le philosophe anglais préconise que chacun renonce à sa liberté, en échange de la sécurité : tous acceptent de devenir les sujets obéissants d’un souverain plénipotentiaire, le Léviathan. Les sujets restent égaux, certes, mais seulement tant que leur maître n’en a pas décidé autrement.
Bien que fondée sur une stricte hiérarchie de suzerains et de vassaux, le Moyen Age professait lui aussi une certaine égalité : devant Dieu, tous sont semblables, qu’ils soient riches et puissants ou faibles et misérables. On peut remonter encore plus loin dans le temps, au moins jusqu’à l’Antiquité grecque. Les sophistes, adversaires de Socrate et de Platon, défendaient une conception de l’Etat comme l’ensemble des citoyens égaux. Perspective directement liée à la naissance des grandes cités comme Sparte ou Athènes, où tous les hommes, parce qu’égaux devant la mort au combat, exigeaient de participer aux décisions politiques.
Si la revendication d’égalité a travaillé les sociétés peut-être depuis leur naissance, c’est toutefois au XIXe siècle qu’elle s’est affirmée explicitement, avec les mouvements ouvriers, communistes et socialistes. L’idée s’est manifestée notamment dans la revendication du droit de vote universel : un homme, une voix. Principe excellent, facile à mettre en place pour le vote – en l’étendant aux femmes – mais plus délicat à manier lorsqu’on pénètre dans d’autres domaines. Par exemple, au temps où le service militaire existait encore, chaque milicien recevait une ration hebdomadaire de cigarettes, qu’il fume ou pas. Belle égalité mais un peu absurde. Autre cas : tout le monde doit-il gagner la même chose, quels que soient son travail, le nombre d’heures prestées ou ses compétences ? Si l’on voulait respecter une stricte égalité, il faudrait répondre oui. On pourrait justifier ce choix en disant que la différence de travail est due à une différence de chance, certains naissant dans des familles davantage favorisées, ou avec plus de talents (la volonté elle-même étant peut-être un talent inégalement réparti dans la population). Cependant, cette manière de voir conduit rapidement les individus à travailler le moins possible. L’expérience désastreuse des kolkhozes soviétiques, où les fermiers étaient des fonctionnaires de l’Etat, en témoigne.
L’équité permet d’éviter cet écueil. L’équité, c’est l’égalité avec une juste dose d’inégalité. Le concept est au cœur de la “Théorie de la justice” de John Rawls. Le philosophe américain cherche à penser une société juste. Pour cela, il met en place une fiction, le voile d’ignorance. Imaginons que nous soyons tous des parlementaires. Nous devons décider des règles selon lesquelles nous allons vivre mais – la condition est capitale – nous ne savons pas quelle place nous occuperons dans la société (riche, pauvre, bien portant, malade...). Quelles règles édicterons-nous ? Rawls prétend que nous choisirons logiquement deux principes de base, qui ensemble forment l’équité.
Le premier principe déclare que chacun a droit au plus grand nombre de libertés fondamentales compatibles avec un ensemble de libertés pour tous. Nous avons tous droit à la vie, à la libre expression, à la propriété, etc., à condition que ces libertés n’empiètent pas sur les libertés d’autrui : notre droit légitime à la propriété ne nous autorise pas à voler ce que vous possédez, ni notre droit de nous exprimer à vous insulter. Autrement dit, chacun est libre mais ces libertés vont parfois à l’encontre des libertés d’autrui. Or, nous devons tous être égaux quant à ces libertés. D’où le second principe.
Cette seconde règle admet des inégalités. Il est normal que certains possèdent plus que d’autres, notamment parce que cela favorise la volonté d’entreprendre. Toutefois, ces inégalités doivent être au bénéfice des membres les moins avantagés de la société. Elles doivent aussi être attachées à des fonctions et positions ouvertes à tous dans des conditions d’égalité des chances. Ainsi, il est juste qu’un chef d’entreprise gagne davantage que ses employés et ouvriers, dans la mesure où cela l’encourage à entreprendre, permettant ainsi aux employés et ouvriers d’avoir du travail. Mais si les gains de l’entreprise se font au détriment des travailleurs, l’inégalité de salaire du patron est injuste. Pour le dire plus concrètement, un CEO qui améliore la situation de son entreprise en gagnant de nouveaux marchés mérite d’avoir un salaire plus important que ses collaborateurs. Mais s’il accroît les performances de son entreprise en licenciant du personnel, son avantage salarial est inéquitable car les membres les moins avantagés de la société sont lésés. Dans la même perspective, Rawls condamne le népotisme : octroyer un poste à un proche ou fausser un appel d’offre est inéquitable, car c’est empêcher toutes les personnes susceptibles de proposer leur candidature ou leurs services de le faire.
Ces deux principes peuvent paraître exagérés : trop égalitaristes, diront les uns, trop élitistes, répondront les autres. Mais avant de porter sur eux un jugement définitif, souvenez-vous de la clause du voile d’ignorance : faites comme si vous ne saviez par quelle place la vie vous réserve.
POUR ALLER PLUS LOINJohn Rawls, “Théorie de la justice”, Seuil, 1997.Philippe van Parijs et Christian Arnsperger, “Ethique économique et sociale”, La Découverte, 2003.http://brises.org/notion.php/equite/egalite/merite/justice-sociale/discrimination-positive/notId/61/notBranch/61/ Le site de la Banque de Ressources Interactives en Sciences Economiques et Sociales.http://inegalites.fr/spip.php?article65 L’Observatoire (français) des inégalités.