Fiche Philo: Futur VS Avenir
Présenté par Luc de Brabandere et Stanislas Deprez. Actuelle, concrète et accessible,cette série philo “binôme” confronte deux mots utilisés au quotidien. Retrouvons les concepts fondamentaux pour mieux penser l’actualité.
- Publié le 26-12-2011 à 14h06
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D’après le Robert, le futur est ce “qui appartient à l’avenir”. C’est aussi la “partie du temps qui vient après le présent”. Et le dictionnaire de renvoyer au mot “avenir”. Mais qu’avons-nous à cette entrée ? “Le temps à venir”, “l’état, la situation de quelqu’un dans le temps à venir”, “les générations futures”, et pour boucler la définition un renvoi au mot “futur”. Le Robert mentionne aussi un sens juridique – “acte par lequel un avoué somme l’avoué de l’adversaire de comparaître à l’audience” – mais cette acception technique ne change rien à l’affaire. Bref, futur renvoie à avenir, qui lui-même réexpédie à futur. Chou vert et vert chou, en somme. Du reste, tout le monde le sait : le futur, n’est-ce pas ce qui est à venir ? Et l’avenir, qu’est-ce donc, sinon ce qui se produira ? C’est tellement évident que même les dictionnaires philosophiques ne consacrent pas d’entrée à des mots si clairs.
Deux mots interchangeables ? Pas tout à fait, et peut-être même pas du tout. “Avenir” vient de “advenir” (fin du XVe siècle), contraction des mots “à venir”, comme dans “les choses à venir”. Quant à “Futur”, il vient du latin “futurus”, participe futur de “esse” (être). On retrouve le mot dans “il fut” et “qu’il fût”, respectivement troisième personne du passé simple de l’indicatif et troisième personne de l’imparfait du subjonctif. On peut donc, à bon droit, faire s’équivaloir les deux termes. On peut, mais on n’est pas obligé. Car si on suit la piste de la conjugaison, on voit que futur puise ses racines dans le passé et dans l’imparfait, c’est-à-dire ce qui a été et ce qui n’est pas encore accompli (ce qui n’est pas encore parfait). Dans cette perspective, le futur, c’est ce qui viendra, certes, mais qui est déjà contenu dans le passé. Autrement dit, c’est ce qui est susceptible de prévision. Un petit détour par la phénoménologie va nous éclairer.
Lorsqu’il a cherché à penser le temps vécu – pas celui des horloges nucléaires et des réveils matins, mais celui de notre conscience et de notre perception – le philosophe Husserl, à la suite de saint Augustin, a distingué trois moments : passé, présent, futur. Il a constaté que le passé n’est plus, que le futur n’est pas encore et que le présent n’est pas non plus parce qu’il ne cesse de passer. Le présent, analysait Husserl, n’est pas un moment précis mais une tension, un flux entre le passé et le futur. Le passé, s’il n’est plus, continue pourtant d’être présent dans notre souvenir : nous n’avons accès au passé qu’en tant qu’il est présent. Même chose pour le futur : s’il n’est pas encore, il est déjà anticipé dans le présent. Il y a donc un présent du passé, un présent du présent (évanescent) et un présent du futur. Qui a dit que la philosophie est compliquée ?
Le point important pour notre propos est que le futur est anticipé. Nous ne pouvons nous empêcher de nous projeter dans notre futur, de nous y préparer : où allons-nous, quelle tête aura notre future moitié, quel sera notre prochain travail, que ferons-nous quand nous serons pensionné, que mangerons-nous ce soir... L’homme est un être de projet et d’anticipation. Ce qui a fait dire à Heidegger, le plus grand disciple de Husserl, que l’être humain ex-iste : il ne se contente pas de vivre dans le présent, comme les autres animaux, mais il est hors de lui, sans cesse en décalage vers son futur. L’homme est l’être qui attend et prépare son futur. Il a même inventé une science pour cela : la futurologie ou prospective.
Par contre, il n’y a pas d’avenirologie. L’avenir, c’est ce qui arrive mais à la façon d’un surgissement, d’une nouveauté inattendue. C’est la catastrophe qui vient chambouler tous nos plans : on met de côté pour les vacances et on doit utiliser l’argent pour réparer la voiture. Ce peut être aussi un heureux événement : on part au grand magasin du coin acheter un kilo de riz au lait pour ensevelir son chagrin sous la nourriture et on ressort bras dessus bras dessous avec la femme (l’homme) de sa vie, rencontré(e) à la caisse. C’est aussi le grain de sable qui enraie la machine : on blinde sa centrale nucléaire contre tous les risques prévisibles (futur) et c’est Fukushima (avenir).
Le rabbin et philosophe Marc-Alain Ouaknin a écrit de très belles pages sur l’avenir, dans Lire aux éclats. La langue hébraïque, explique-t-il, possède le mot Ma chékatouv, qui se traduit de la même manière que le mot arabe Mektoub : “c’est écrit”. Toutefois, la signification des deux termes est très différente. Mektoub, c’est le destin : puisque c’est écrit, ça se passera, et de la façon dont c’est écrit (conformément aux écritures, pour utiliser une maxime chrétienne). Ma chékatouv, c’est aussi écrit. Mais on sait que le judaïsme est la religion de l’interprétation du livre. Par conséquent, ce qui est écrit exige d’être interpréter. Et l’interprétation peut modifier le sens. Le destin est écrit pour être interprété, c’est-à-dire changé. Autrement dit : le destin intangible, c’est le futur, et le destin à interpréter, c’est l’avenir. Ce qui fait une énorme différence. Comment organiser tout cela ? Le mieux est probablement de séparer deux types d’incertitudes.
Si vous vous demandez qui va gagner le prochain tour de France, vous êtes en situation d’incertitude, c’est vrai. Mais ce n’est pas très important car vous savez exactement ce que vous ne savez pas. Si vous vous demandez par contre si ce ne serait pas une bonne idée de changer de métier, l’incertitude est d’un autre type : elle affecte vos modèles mentaux, vos convictions, voire votre système de valeurs. Et là vous ne savez même pas tout ce que vous ne savez pas ! Si pour le premier type il est encore possible de faire des prévisions, pour le deuxième par contre, par définition, c’est peine perdue. Mais il ne faut pas écouter la soi-disant sagesse populaire qui affirme : “dans le doute , abstiens toi !”. Non, bien au contraire, dans le doute, agis ! Et puisqu’il n’y pas de prévisions possibles, préparons-nous en mettant un “s” à Futurs. La meilleure manière d’anticiper ce qui est totalement imprévisible, c’est d’avoir en permanence en tête plusieurs scénarios peu probables et très contrastés. Car l’avenir contiendra sans doute un peu de tout ce que nous aurons pu imaginer.
POUR ALLER PLUS LOIN Marc-Alain Ouaknin, Lire aux éclats. Eloge de la caresse, Seuil, 1994. Philippe Meyer, Le futur ne manque pas d’avenir (chroniques tome 2), Gallimard, 2000. Un recueil de chroniques radio savoureuses, choisi pour son titre. www.youtube.com/watch?v=XlTTk-X5Ius Quelques images d’univers très futuristes. http://pages.infinit.net/carly/futur.htm Plein de citations sur l’avenir et le futur. Mais des couleurs criardes.