Fiche Philo: Hominisation VS Humanisation

Présenté par Luc de Brabandere et Stanislas Deprez. Actuelle, concrète et accessible, cette série philo “binôme” confronte deux mots utilisés au quotidien. Retrouvons les concepts fondamentaux pour mieux penser l’actualité.

Fiche Philo: Hominisation VS Humanisation
©KANAR

Indiquant tous deux un “devenir humain”, hominisation et humanisation sont deux mots très proches, au point de paraître interchangeables. Pourtant, il faut les distinguer soigneusement. L’hominisation, c’est le processus qui mène des grands singes anciens jusqu’à l’homme actuel. L’humanisation, quant à elle, désigne aussi le devenir humain, mais d’un point de vue éthique. L’idée est qu’il ne suffit pas d’être biologiquement homme pour être humain. Classiquement, l’hominisation est présentée comme un progrès. Au tournant des XIXe et XXe siècles, le grand zoologiste allemand Ernst Haeckel proclame sa “loi” de la récapitulation, selon laquelle l’ontogenèse – le développement d’un individu – reprend en accéléré la phylogenèse – l’évolution des espèces : l’homme est un condensé, amélioré bien entendu, de toutes les espèces précédentes. Quelques années plus tard, Louis Bolk introduit le concept de néoténie : l’homme est un singe pas complètement développé; il ressemble davantage à un jeune chimpanzé qu’à un singe adulte.

Ce manque de “formation” fait que l’enfant humain a besoin d’être complété par une longue éducation. Konrad Lorenz, l’un des pères de l’éthologie – science du comportement animal – traduit cette idée comme suit : l’animal est rivé à ses instincts, tandis que l’homme supplée son manque d’instinct par l’apprentissage de règles sociales. Cette grille de lecture fait de l’hominisation un processus de libération de l’animalité grâce à l’acquisition de la culture. Selon ce scénario, l’ancêtre de l’homme est un singe arboricole qui est forcé de descendre de son arbre en raison de changements climatiques remplaçant les forêts par de la savane. Du coup, le singe perd sa queue et se redresse, libérant ses mains et devenant capable de voir au loin. Le proto-humain, faute des fruits qui faisaient le gros de son alimentation, est obligé de devenir chasseur. Il invente alors l’outil – lance ou hache – et le langage, nécessaire à la chasse en groupe. Il perd ses poils pour mieux chasser, ce qu’il compense en inventant les vêtements et les huttes, avant de domestiquer le feu. Il ne lui reste alors qu’à inventer les règles sociales, la religion, l’art, l’agriculture, la lutte des classes, les congés payés et Internet.

Vous aurez peut-être reconnu une version vulgarisée, et caricaturale, de l’“East side story” d’Yves Coppens. Cette histoire s’enseignait encore il y a vingt ans. Mais elle est fausse. Totalement anthropocentrée, elle méconnaît les grands singes et quelques faits les concernant. La génétique nous a appris que le chimpanzé est plus proche de l’homme que du gorille et de l’orang-outan. Tous les grands singes sont bipèdes, occasionnellement, même si l’homme est le seul primate actuel à savoir marcher, courir et sauter sur deux pattes. Il est possible d’apprendre aux orangs-outans à marcher comme nous sur des distances allant jusqu’à deux kilomètres (une école spécialisée existe au Japon).

Si l’on regarde nos ancêtres communs, on voit que la bipédie “humaine” est peut-être antérieure à la “knuckle walking” des chimpanzés et gorilles; cette dernière ne serait donc pas moins bien que l’autre, mais adaptée à d’autres usages. On sait aussi depuis longtemps, grâce à des expériences avec les langues des signes, que les chimpanzés ont des aptitudes particulières pour le langage. Ils utilisent des outils, comme des pierres ou des bâtons, qu’ils modifient et transportent parfois. Ils rient et pleurent. Ils chassent en groupe et se partagent la nourriture d’une manière codifiée qui ne recoupe pas tout à fait les règles hiérarchiques. S’ils respectent l’interdit de l’inceste, leur sexualité n’est pas purement reproductrice mais sert aussi à réguler les conflits (comme chez les humains). Ils sont capables de mensonge, de réconciliation et, semble-t-il, de calculs politiques, ce qui requiert une conscience de soi (même si les humains sont peut-être les seuls à posséder la conscience d’être conscients, encore appelée conscience au second degré). Les chimpanzés ont aussi des règles (proto)morales : ils témoignent d’une certaine attention pour les faibles et leurs congénères handicapés.

Tout cela ébranle notre impression d’être séparés du reste des animaux. Bien entendu, notre cerveau reste la marque tangible de notre supériorité. Aucun animal vivant ne possède un cerveau aussi puissant que le nôtre. C’est vrai, mais il n’en a pas toujours été ainsi : l’homme de Néandertal possédait un cerveau plus gros que le nôtre (1 500 à 1 750 cm3, contre 1 350 cm3 environ pour nous) et pourtant il n’a pas survécu, preuve que le fait de devenir humain n’est pas absolument lié à l’accroissement de l’encéphale. Bref, l’hominisation est un concept anthropocentrique, qui occulte les ressemblances avec les grands singes et met en avant arbitrairement les différences. Elle repose sur l’idée que l’homme n’est pas apparu au hasard. La plus parfaite illustration de cette conception se trouve dans la théorie du “point Oméga”, du père jésuite Teilhard de Chardin.

Mais on décèle des traces de finalisme chez de nombreux auteurs, pas forcément chrétiens. Peut-être cette conception est-elle vraie. Peut-être ne sommes-nous pas le fruit des seuls hasard et nécessité. Mais c’est là un acte de foi, pas une vérité scientifique. Appartenant à la sphère éthique, le concept d’humanisation indique une manière d’être par rapport aux autres hommes et à la nature. L’homme a aujourd’hui un rôle plus important que les autres animaux, une place à part, car il a acquis plus de puissance et plus de conscience. Nous serions entrés dans l’anthropocène, une époque où l’homme est un facteur majeur des modifications environnementales. Ce qui fait dire à certains auteurs que nous nous acheminons vers une sixième extinction massive des espèces, et que cette extinction serait provoquée par l’homme.

Par conséquent, même si notre existence n’avait pas de sens, notre devoir éthique serait de nous en donner un : sauvegarder la Terre. On rejoint ici la philosophie d’Emmanuel Kant. Dans un petit texte, “Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique”, le grand philosophe établit qu’il y a bien un fil conducteur à l’histoire. Ce fil n’est pas à trouver dans le développement du monde, ni dans les événements contingents que sont les batailles et les mariages princiers. Comme tel, le monde semble être un pur jeu de hasard. Alors, quel est ce fil conducteur ? C’est l’éthique, répond Kant. Nous devons supposer que le but de l’existence est de constituer une société mondiale juste, autrement dit de répandre le bien et le souci des autres partout sur la Terre.

Bien entendu, il ne suffit pas de supposer un tel but, il faut agir pour qu’il advienne. Ce serait cela, devenir humain : s’inscrire dans une finalité non pas biologique – comme si l’homme était totalement différent des animaux – mais éthique : protéger l’environnement et tous les animaux, y compris les humains.


POUR ALLER PLUS LOIN Georges Chapoutier, “Kant et le chimpanzé. Essai sur l’être humain, la morale et l’art”, Belin, 2009. Magistrale introduction à la question. Pascal Picq, “Nouvelle histoire de l’homme“, Perrin, 2007. www.hominides.com, un site consacré à nos origines. www.theolib.com/calladine.html, un point de vue protestant.

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