Fiches Philo: Invention VS Découverte
Présenté par Luc de Brabandere et Stanislas Deprez. Actuelle, concrète et accessible, cette série philo “binôme” confronte deux mots utilisés au quotidien. Retrouvons les concepts fondamentaux pour mieux penser l’actualité.
Publié le 26-12-2011 à 12h31 - Mis à jour le 26-12-2011 à 12h32
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Lorsqu’il pose le pied sur l’île de Guanahani (San Salvador), le 12 octobre 1492, Christophe Colomb est persuadé d’avoir atteint le Japon. Il mourra avec cette conviction. C’est à Amerigo Vespucci que l’on doit l’idée que les terres découvertes par Colomb ne sont pas l’avant-poste de l’Asie mais un nouveau continent : l’Amérique. Une première question se pose : qui a découvert l’Amérique : Colomb, qui est y arrivé le premier, ou Vespucci, qui lui a donné sa réalité de terre nouvelle pour les Européens ? A moins que ce ne soient les Vikings, débarqués quelques siècles plus tôt au Groenland et en Amérique du Nord, ou encore bien plus longtemps avant, les ancêtres des Indiens venus par le détroit de Béring. La question se précise : en quoi l’Amérique est-elle une découverte et pas une invention ?
Après tout, c’est pour la géographie européenne que l’Amérique commence à avoir une réalité tangible, avec le mélange d’étonnement devant la nouveauté et de construction à partir de l’imaginaire judéo-chrétien : Colomb emmenait dans ses bagages des spécialistes de l’hébreu et de l’araméen – langues censées être les plus proches de celles d’Adam – et on a nommé les autochtones les Indiens, en référence à l’Inde.
Quand il imagine des machines de guerre, Léonard de Vinci crée – jette sur le papier, fabrique des maquettes – des choses qui n’existent pas. A l’époque, nul n’avait vu voler d’hélicoptère ni rouler de char d’assaut. Cependant, ces inventions ne sont pas de purs fantasmes. Elles sont le fruit de la réflexion et de l’observation : des oiseaux, des insectes, des carapaces d’animaux… D’une certaine manière, elles sont le produit de découvertes arrachées à la nature. La question se pose aussi à propos de Léonard l’artiste.
Ainsi, la Joconde est peinte d’après un modèle et à ce titre on peut dire qu’elle est découverte. La Joconde est une œuvre élaborée par Léonard, de sorte qu’il est particulièrement difficile d’y retrouver la femme qui a servi de modèle (certains – dont Freud – ont même soutenu que le tableau était un autoportrait du maître de Vinci) et de ce point de vue, on est fondé à déclarer qu’il s’agit d’une invention. Alors, la Joconde, invention ou découverte ? Sans doute les deux.
On pourrait multiplier les exemples. Alexander Fleming découvre la pénicilline à son retour de vacances, à la fin juillet 1928, lorsqu’il constate qu’une moisissure avait attaqué les staphylocoques sur lesquels il travaillait. Il baptise ce champignon pénicilline et songe à l’utiliser… pour cultiver plus facilement certaines bactéries. C’est seulement en 1938-1939 qu’Ernest Boris Chain et Howard Walter Florey redécouvrent la pénicilline et comprennent son intérêt en médecine. La substance appelée “pénicilline” est une découverte, mais la pénicilline comme médicament est une invention. Cela vaut aussi pour Pasteur. L’illustre savant français découvre les microbes, car bien évidemment ceux-ci existent depuis des millions d’années. Et il les invente, dans la mesure où il les fait surgir dans un dispositif expérimental mêlant instruments, médecins, vaccin, santé publique… Evoquons un dernier cas. En 1976, des analyses effectuées sur la momie de Ramsès II montrent qu’il serait mort de la tuberculose. Commentant cette nouvelle, le philosophe des sciences Bruno Latour déclare que le pharaon n’a pas pu mourir d’une maladie provoquée par un bacille découvert par Koch en 1882. Que cache cette assertion provocatrice, qui paraît totalement contre-intuitive ?
La question fondamentale est celle du statut de la réalité : objective ou construite.
Pour l’objectivisme, aussi communément appelé réalisme, les faits existent indépendamment de ceux qui les observent. Ils sont là, extérieurs à nous, attendant qu’un humain les repère. L’Amérique attend Colomb, la pénicilline attend Fleming, les microbes attendent Pasteur et la tuberculose attend Koch – ce qui, bien entendu, ne l’empêche pas de frapper mortellement Ramsès II. Dans cette perspective, il n’y a qu’une seule bonne description des choses du monde, que l’être humain connaît avec plus ou moins d’exactitude. Et, bien sûr, cette connaissance ne change rien à la réalité. Les lois scientifiques sont comme des trésors cachés que l’on met progressivement au jour. Le monde est de plus en plus clair et la science est de plus en plus vraie.
Le réalisme a pour lui le bon sens. Pourquoi le monde dépendrait-il de ce que nous en pensons ? Après tout, votre maison reste à sa place même quand vous êtes au bureau. Et vous pouvez vous rendre dans une ville où vous n’êtes jamais allé en suivant les indications d’un GPS – ou de ces antiques GPS papier que l’on appelait des cartes –, ce qui confirme bien que la ville en question existe indépendamment de vous. Toutefois, si l’on pousse ce point de vue à l’extrême, il faudrait soutenir que tout est découverte, même la Joconde et les machines de guerre de Léonard de Vinci. En effet, le tableau du maître florentin est une copie d’un modèle, éventuellement un mélange de plusieurs modèles que le peintre a devant les yeux (ou devant un miroir, s’il s’agit d’un autoportrait). Même un tableau contemporain, par exemple un monochrome, peut être considéré comme la découverte d’une potentialité du monde : il faut bien que tel bleu de telle teinte existe, si on peut le coucher sur une toile. On voit que le réalisme aboutit à l’idéalisme de Platon : toutes les choses de ce monde sont des copies d’Idées que les humains découvrent peu à peu. Même les machines de guerre et les inventions les plus futuristes ont leur modèle dans le ciel des Idées.
Pour le constructivisme, au contraire, la connaissance du monde dépend toujours de notre perception. Le monde des hommes n’est pas celui des chauve-souris ni des lapins. Le monde des aborigènes d’Australie n’est pas celui des Européens. L’Amérique n’existait pas avant la venue de Christophe Colomb et sa désignation par Vespucci. La Joconde n’est aucun de ses modèles mais la création de Léonard de Vinci. Et c’est pour nous que Ramsès II est mort de la tuberculose. Autrement dit, toute connaissance est construite autant que perçue. Pour être comprise, la science nécessite la prise en compte de son insertion sociale. Certes, le monde donne des réponses qui ne changent pas selon les scientifiques qui l’interrogent, mais les questions posées, elles, varient selon les époques et les cultures. Si l’on pousse cette logique à son maximum, il faudrait dire que rien n’est découvert, tout est inventé. Que font les scientifiques ? Ils modélisent le monde. Et tout modèle est une construction.
Où se trouve la réalité ? Sans doute à mi-chemin entre l’objectivisme et le constructivisme, entre la découverte et l’invention, entre le monde et l’idée qu’on s’en fait.
POUR ALLER PLUS LOIN “1000 Inventions et Découvertes”, Terres éditions, 2009.Luc de Brabandere, “Petite philosophie des grandes trouvailles”, Eyrolles, 2010. www.invention-europe.com/ Le portail des inventions, inventeurs et innovations en Europe.http://www.franceinter.fr/emission-la-tete-au-carre-0 “La Tête au carré” est une émission de vulgarisation scientifique sur France Inter.