Ce coup-d’Etat- qu’on-ne-saurait-voir

Le président Mohamed Morsi, légitimement élu, a été destitué sans que les grands prêtres des "principes démocratiques" bronchent. Un coup grave aux possibilités d’expansion futures de la démocratie parlementaire. Une opinion de Paul Delmotte, professeur de Politique internationale à l’IHECS.

Paul Delmotte, professeur de Politique internationale à l’IHECS (Bruxelles)
Ce coup-d’Etat- qu’on-ne-saurait-voir

Il y a deux ans, lorsque les "printemps arabes" faisaient chuter des dictateurs trop longtemps courtisés par certains de nos dirigeants, l’on avait pu entrapercevoir combien les valeurs et principes démocratiques que prônent ceux-ci semblaient s’estomper au-delà de l’horizon de la Méditerranée. Aujourd’hui, les événements d’Egypte relancent les questions quant à la teneur réelle de ces valeurs et principes.
Au Caire, le président Mohamed Morsi a été destitué le 3 juillet. Des personnalités éminemment progressistes ont glosé sur la question de savoir s’il s’agissait d’un coup d’Etat ou d’un sursaut de la "révolution". Arguant que des foules considérables d’Egyptiens avaient soutenu ce renversement. Ce qui est incontestable.

A l’appui de ces vues, des chiffres parfois astronomiques ont été avancés quant au nombre de manifestants et de pétitionnaires hostiles au président. Chiffres au demeurant difficiles à vérifier. A l’inverse, de tels décomptes ne sont même pas tentés pour ce qui est des partisans, non pas seulement de M. Morsi, mais du respect du verdict des urnes. Au Caire et moins encore dans le reste du pays.

Plus encore, l’on apprend, une fois le coup de force accompli, de bien étranges choses : ainsi, le groupe Tamarrod, à l’origine de la campagne de signatures appelant à la démission de M. Morsi, a été financé par le magnat des télécoms égyptien Naguib Saouiris qui lui a offert, en connivence avec l’armée, financement, locaux et soutien médiatique. Ou encore que les pénuries d’essence qui ont - ô combien - contribué au mécontentement populaire, ont disparu du jour au lendemain, une fois le président éliminé… (1)

Comment d’ailleurs qualifier le fait de renverser manu militari un président élu, de l’emprisonner dans une base militaire tenue secrète, d’interdire les médias proches de son parti, d’en arrêter de très nombreux responsables, de se lancer dans une épuration de la magistrature puis, last but not least, de tuer des centaines de ses partisans ?

Les Etats-Unis ont refusé de se prononcer sur la question, Washington se contentant d’appeler le nouvel homme fort du Caire, le général Al-Sissi, à plus de "retenue". La France hollandienne, quoique présentant le président déchu comme un "détenu politique", ne s’est guère aventurée plus loin. Quant à Mme Ashton, chef de la diplomatie de l’UE, elle déclare souhaiter la libération de M. Morsi, mais n’évoque à aucun moment son retour en fonction.

En fait, ces réticences occidentales à qualifier l’événement, à prononcer le mot fatidique, sont en quelque sorte la meilleure preuve qu’il s’agit d’un coup d’Etat. Dirigeants européens et américains se retrouvent ainsi en une fâcheuse posture : voir leurs valeurs et principes bafoués par leurs alliés "naturels" au pays du Nil : le big business, l’armée, certaines couches intellectuelles - alors même que les Frères musulmans apparaissent - nolens, volens ? - comme les partisans les plus résolus du respect de la légalité électorale.

Certes, les failles, les maladresses et le sectarisme dont a fait preuve un gouvernement issu d’une confrérie forcée depuis 60 ans à la clandestinité ne sont pas contestables. Comme l’incapacité de M. Morsi et du Parti de la liberté et de la justice (PLJ), issu des Frères musulmans, à se rendre plus autonomes vis-à-vis d’une direction de la confrérie à ce point fossilisée que, depuis deux ans, nombre de ses membres, à commencer par les jeunes, s’en sont distanciés. Certes encore, les positions antisociales adoptées par le gouvernement Morsi (condamnation des grèves, opposition aux syndicats, appui aux privatisations… au point que le OIT le place sur sa "liste noire" (2)), n’ont rien fait pour sa popularité. Il reste toutefois douteux que ce soient ces positions qui aient motivé le coup d’Etat ou qu’elles soient à l’origine des critiques occidentales de M. Morsi. Et plus douteux encore que les nouvelles autorités afficheront une attitude différente vis-à-vis des déshérités égyptiens.

S’ajoutent à cela deux questions : primo, dans les conditions socio-économiques que connaît l’Egypte, un autre gouvernement que celui des Frères musulmans aurait-il pu réussir ? Secundo : qui pourrait jurer que le modus operandi égyptien ne fera pas école ?

Désormais, la sacro-sainte légitimité électorale semble pouvoir être bafouée à condition de rassembler dans les rues - grâce au mécontentement que suscite un ordre économique mondial inique et à des manipulations de toutes sortes - une foule suffisamment nombreuse. Et cela sans que même les grands prêtres de cette démocratie parlementaire à l’occidentale bronchent. C’est là, à ne pas nier, un constat qui risque d’avoir des suites. Ce que donne à penser l’actualité tunisienne.

Il reste aussi qu’outre le fait que l’Egypte pourrait tomber demain dans une guerre civile, ce coup-d’Etat-qu’on-ne-saurait-voir risque fort de porter un coup grave aux possibilités d’expansion futures de la démocratie parlementaire. En décourageant tous ceux qui, par réalisme ou par conviction, avaient décidé d’en jouer le jeu. Et de stopper un processus qu’avaient observé naguère des spécialistes de l’islamisme comme François Burgat, Olivier Roy ou Bruno Etienne. A savoir que l’option ("païenne") en faveur des urnes de partis islamistes de masse avait pour effet d’ancrer plus solidement les "valeurs démocratiques" dans une partie accrue de l’opinion. Dans le succès et dans l’échec. Processus dont la mise à mal ne pourra avoir pour effet que de fabriquer davantage de "salafistes".

Certes, Barack Obama n’avait pas tort de signifier par téléphone à M. Morsi, le 1er juillet, que "la démocratie, ce n’est pas seulement les élections" (3). Ce n’est toutefois pas davantage l’aval de facto donné à un coup d’Etat militaire au service des fouloul, les partisans d’un ancien régime à peine renversé.

(1) Le Monde, 17.07.13, Le Monde diplomatique.

(2) Le Monde diplomatique, août 2013.

(3) Le Monde, 4.07.13.

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