"Grand Theft Auto V", pourquoi un tel succès ?

Lancement spectaculaire dans le monde du jeu vidéo. Ce mardi, Rockstar a lancé GTA V. Le studio a déjà écoulé 125 millions d’exemplaires de sa série depuis 1997. Le 5e opus (budget : 260 millions de $!) devrait cartonner en un an à 25 millions. Comment expliquer cette "folie" ? Interviews croisées.

Monique Baus et Thierry Boutte
"Grand Theft Auto V", pourquoi un tel succès ?
©BELGA

Lancement spectaculaire dans le monde du jeu vidéo. Ce mardi, Rockstar a lancé GTA V. Le studio a déjà écoulé 125 millions d’exemplaires de sa série depuis 1997. Le 5e opus (budget : 260 millions de $!) devrait cartonner en un an à 25 millions. Comment expliquer cette "folie" ?
 LE JOUEUR

Michi-hiro tamaï, journaliste spécialiste des jeux vidéo

Le scénario basé sur une version au vitriol de Los Angeles, la bande originale, l’immersion avec un formidable souci du réalisme et le plaisir de la transgression : telles sont les clés de l’exceptionnel attrait suscité par ce nouveau jeu. Quant à la violence, elle peut sembler extrême de l’extérieur, mais elle devient secondaire quand on est plongé dans l’histoire.

Avant tout, pour les rares personnes qui auraient échappé au tourbillon médiatique qui a entouré la sortie de "GTA V", comment présenteriez-vous ce jeu ? 

C’est ce qu’on appelle un monde ouvert. Il reproduit assez fidèlement un environnement urbain et ses alentours, avec des rues, un trafic, des piétons, des immeubles, des publicités, des chaînes de radio qu’on peut écouter dans la voiture, des chaînes de télé, des boutiques, des bateaux, des avions… Le joueur peut y évoluer librement (le jeu se joue à la 3e personne) et interagir avec une foule d’éléments à sa guise. A côté de cette grille de lecture qui ressemble un peu à un parc d’attractions (on parcourt la ville en essayant de faire des cascades, en se transformant en chauffeur de taxi, etc.), le joueur doit accomplir une série de missions pour faire avancer le scénario. On suit les pérégrinations de trois gangsters dont l’objectif est de faire la course aux billets verts. 

Trois cents développeurs ont travaillé sur "GTA V" pendant cinq ans et le budget total du jeu atteint 260 millions de dollars : ces chiffres donnent le vertige, non ? 

Ce sont des chiffres exceptionnels : c’est le jeu le plus cher de toute l’histoire des jeux vidéo. C’est même plus cher que le film le plus cher de l’histoire du cinéma, "Pirates des Caraïbes", qui avait coûté 225 millions de dollars. On est sur un budget absolument extraordinaire ! 

Cette démesure est-elle une des raisons du succès ? 

Pas seulement. Il y a aussi le scénario : l’idée d’avoir voulu recréer une version au vitriol de Los Angeles et de ses environs. Autre point fort : la bande originale du jeu qui s’écoute via les radios que l’on a dans les véhicules a fait l’objet d’un travail formidable. Une quinzaine de stations radio ont été programmées par de vrais artistes de la vie réelle. Par exemple Bootsy Collins, un grand nom du funk des années 80, a sa propre radio. 

Quels sont les autres ingrédients de ce que vous qualifiez de grande réussite ? 

Il y a d’abord l’immersion. On va pouvoir voir dans la ville des détails assez bluffants comme la lettrine de la marque du pneu de sa voiture : un formidable souci du réalisme. A côté de cela, il y a le plaisir de la transgression. On va pouvoir faire toute une série de choses interdites normalement.

Un effet défouloir ? 

Le jeu vidéo est plus un effet de catharsis que de mimêsis. Je ne pense pas, comme le prétendent certains, que l’on puisse apprendre à tuer en jouant à "GTA V". Et je ne pense pas non plus que cet aspect transgression soit la seule explication du succès de la série. S’il n’y avait eu que cela sans le très bon scénario et cette Amérique passée au vitriol, le jeu ne se vendrait pas aussi bien. 

La polémique autour de la violence du jeu serait-elle donc un élément de marketing ? 

Non car cela ne vient pas de Rockstar. On a beaucoup parlé du jeu aux Etats-Unis via Jack Thompson, un avocat qui s’est spécialisé, épisode après épisode, à rentrer en procès contre Rockstar. Plus près de chez nous, il y a aussi le mouvement Familles de France qui est parti en croisade à chaque épisode contre le jeu. Du coup, on en a donc beaucoup parlé, c’est vrai. Mais sur le marketing de Rockstar, je dirais plutôt qu’ils se sont assagis par rapport à avant et qu’ils empruntent des voies beaucoup plus classiques (des affichages sur les murs de la ville, des publicités peintes sur des murs géants à Los Angeles, des teasers sur Internet, des comptes à rebours…) A propos de la violence, je dirais que cela peut sembler fort, vu de l’extérieur, mais qu’une fois qu’on est plongé dans l’histoire, qu’on comprend les motivations des personnages, cela devient secondaire. 

Le jeu n’en reste pas moins interdit aux moins de 16 ans… Ou alors était-ce un argument de vente ? 

C’est tout à fait justifié. C’est quand même un contenu à ne pas mettre entre toutes les mains. Cela dit, il y a toujours l’aspect d’attrait pour l’interdit, c’est vrai. Mais cet interdit est un peu une utopie. Car même si le jeune ne parvient pas à se procurer le jeu, il pourra toujours regarder sur son smartphone des joueurs qui se filment en train de jouer le jeu de A à Z et l’effet sera le même.

L'EXPERT

Thibault Philippette, membre du Grems - Groupe de recherche en médiation des savoirs - (UCL) et membre de l’OMNSH - Observatoire des mondes numériques en sciences humaines (collectif de chercheurs). 

C’est l’adaptation informatisée, poussée à son paroxysme, de jeux enfantins de course-poursuite de type gendarme et voleur. Le jeu "GTA V" est présenté comme un "monde ouvert" aux possibilités infinies et les joueurs s’attellent à en tester les limites. Sur des blogs, des joueurs "narrent" déjà leurs exploits. Ils jouent pour l’audience et pour se rendre maîtres du jeu. 
Que cherchent les acheteurs - joueurs de "GTA V" ?  
Au départ, je vous renvoie aux propos d’Olivier Mauco dans son livre "GTA IV, l’envers du rêve américain", c’est la version informatisée et l’adaptation améliorée, poussée à son paroxysme, de jeux traditionnels et enfantins de course-poursuite de type gendarme et voleur, touche-touche, chat perché… C’est une forme hybride entre "Pac-Man" (NdlR : jeu historique des années 80 avec un personnage en forme de camembert qui, à l’intérieur d’un labyrinthe, doit manger des pac-gommes en évitant des fantômes), "Space Invaders" (NdlR : autre classique où l’on détruit des vagues d’aliens au moyen d’un canon laser en se déplaçant horizontalement sur l’écran) et du critiqué "Death Race" (NdlR : jeu où l’on écrase des piétons). Les principes de ces jeux (déplacement, tirs et élimination d’autrui) se retrouvent ici dans un univers ouvert ; car la véritable innovation de "Grand Theft Auto" est de proposer une navigation libre dans une ville et d’initier le genre de jeu dit à "monde ouvert". Ensuite, "GTA" est une grande suite, "GTA V" est son 8e opus. Il existe donc un public de joueurs captifs qui attend chacune des sorties pour tester le  "gameplay " (NdlR : le ressenti du joueur quand il utilise le jeu ; au Québec on parle plutôt de "jouabilité") et découvrir les améliorations et nouvelles dynamiques. Ici, "GTA V" s’inspire de l’univers du "GTA San Andreas" qui avait précédemment le mieux fonctionné. Troisième point : sur des blogs, des joueurs "narrent" déjà leurs exploits. Ce qui fait qu’on joue, c’est aussi l’audience et la maîtrise du jeu. Le jeu "GTA V" a été présenté comme un monde "ouvert" aux possibilités infinies et les joueurs s’attellent à en tester les limites. Dans son livre "Jouer/Apprendre", Gilles Brougère explique qu’on ne joue pas que pour le plaisir, on joue pour se rendre maître de celui-ci.  
En écrasant des piétons ou en tuant des policiers, "GTA V" nous récompense. Existe-t-il un lien entre la violence de certains jeux vidéo réalistes et le risque de passage à l’acte ?  
Le terme important est "réaliste". Pour Laurent Bègue, professeur de psychologie sociale à l’université de Grenoble, la réponse est oui. Pour lui, certains jeux augmenteraient le risque de comportements violents chez les utilisateurs. La progression du réalisme des dernières générations de jeux favoriserait des mécanismes d’identification aux personnages. Et contrairement à certaines théories, ces jeux ne feraient pas office d’exutoire pour les joueurs mais seraient plutôt des déclencheurs d’agression. Je ne partage pas son avis, sauf cas pathologiques. En pratique, c’est d’ailleurs très difficile à déterminer. Et suivant cette théorie, il y aurait beaucoup plus de violence. A mon sens, quand on rentre dans un jeu, il existe toujours un rapport de second degré. Dans "GTA V", on vous demande d’agir non pas comme le gendarme mais comme le voleur. Vous allez vous permettre certaines actions dans le cadre particulier d’expériences du jeu. Pas ailleurs.  
Le jeu vidéo est devenu le loisir culturel le plus populaire au monde. "GTA V" est en passe d’en devenir la référence. Un conseil aux parents ?  
De plus en plus de parents sont préparés, étant eux-mêmes d’anciens joueurs. Le système PEGI - "Pan European Game Information" - (NdlR : qui évalue les jeux vidéo à l’aide de différents logos pour aider les consommateurs) a labellisé "GTA V" à 18 ans et plus. N’exposez pas à "GTA V" comme à un film violent de jeunes enfants ne possédant pas le recul face à ce type d’images. Mon conseil aux parents est qu’ils doivent s’y intéresser, jouer et en parler. Ils pourront alors interagir et utiliser le vocabulaire adéquat. Un enfant seul devant une télévision sans interaction et discussion parentales, fera sa propre éducation au média télévisuel. C’est la même logique avec la consommation de jeux vidéo. Le jeu est une activité qui répond à des besoins cognitifs. Quand l’historien Johan Huizinga ne parle plus d’Homo sapiens mais bien d’Homo ludens, il souligne la fonction sociale du jeu, consubstantiel à la culture. C’est sans doute la première caractéristique de sociétés humaines. Il est normal que cette pratique évolue avec l’univers médiatique. A nous de ne pas dresser de barrières générationnelles.

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