Foulard : la grande peur de la gauche francophone
Que les personnes qui sont gênées par le port d’un foulard privilégient "ce qu’il y a dans la tête" à "ce qu’il y a dessus" : telle est la solution prônée partout dans le monde où l’on respecte les droits humains. Pas chez les francophones. Une opinion de Henri Goldman, rédacteur en chef de la revue de débats "Politique".
- Publié le 21-09-2013 à 05h43
- Mis à jour le 23-09-2013 à 15h07
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"Sur le strict plan du droit, il est douteux que des règlements de travail puissent suffire à limiter la liberté de conviction." Une opinion de Henri Goldman, rédacteur en chef de la revue de débats "Politique" (1) (L’auteur s’exprime à titre personnel)
Encore le foulard ? On ne pourrait pas arrêter ces diversions et nous parler des vrais problèmes ? Soupir. On a tellement dit la même chose à propos du contentieux communautaire. Toute cette énergie dépensée pour aboutir à la scission de BHV ! Mais c’était devenu inévitable. Sans solution, toute la vie politique était bloquée.
Le foulard, c’est un peu la même chose : on aimerait pouvoir trancher et tourner la page. Dans le fond, il n’y a que deux solutions.
Solution 1 : que les personnes qui sont gênées par le port d’un foulard mordent sur leur chique et privilégient les actes à l’apparence, "ce qu’il y a dans la tête" à "ce qu’il y a dessus".
Solution 2 : que les femmes concernées cessent de s’obstiner puisqu’elles voient bien que ça gêne, sans quoi elles seront elles-mêmes responsables de leur mise à l’écart et ne devront pas s’en plaindre.
Fait troublant : partout dans le monde où on se pique de respecter les droits humains, on a opté pour la solution 1. Partout : dans le monde anglo-saxon, les Etats scandinaves et germaniques, mais aussi les pays latins… mais pas dans les sociétés francophones.
Ainsi, sous le regard médusé des Canadiens anglophones, le Québec, dirigé aujourd’hui par le Parti québécois (souverainiste), se prépare à adopter une "charte de la laïcité" sous le nom de "Charte des valeurs québécoises", qui vise notamment à interdire le port de tout signe religieux dans les services publics.
Cet intitulé en dit long sur l’inspiration du texte, où la prétention à l’universalisme cache mal la volonté de purifier l’identitaire québécois. Comme l’écrit le professeur Jocelyn Maclure ("Le Devoir", 23 août 2013), "Il est bien révolu le temps où le Parti québécois était dominé par des intellectuels et des élus qui tentaient de montrer comment le nationalisme indépendantiste était compatible avec une reconnaissance de la diversité culturelle et religieuse."
Quant à Françoise David, du parti de gauche "Québec solidaire", elle relève que ce débat annoncé sur la laïcité "va se muter en débat sur l’exclusion pour motif religieux de milliers de personnes - et surtout des femmes - des emplois de la fonction publique et parapublique, qui est le principal employeur au Québec."
Pendant ce temps, en France, un nouveau débat s’est ouvert : ne faudrait-il pas interdire le port du voile… à l’Université ? D’où vient cette idée qui avait été explicitement écartée par le rapport Stasi (2003), lequel limitait sa proposition de l’interdire aux lycées et collèges ? D’un rapport semi-officiel issu du Haut Conseil à l’intégration et rédigé par l’inspecteur général de l’éducation nationale Alain Seksig, membre en vue du Grand Orient, l’obédience maçonnique historiquement la plus progressiste.
Immédiatement, le ministre de l’Intérieur Manuel Valls (socialiste jusqu’à nouvel ordre) a laissé entendre qu’il n’était pas contre l’idée… Mais alors qu’au Québec, la gauche politique et intellectuelle s’est largement ralliée à une conception pluraliste de la laïcité et donc à la "solution 1", c’est très majoritairement la "solution 2" qui l’emporte dans la gauche en France et en Belgique francophone. Comme si un anticléricalisme exacerbé, fruit d’une histoire singulière, finissait par prendre le pas chez elle sur l’exigence de l’égalité sociale…
En Belgique, le contraste entre les positions de la gauche flamande et de la gauche francophone est aveuglant. En Flandre, le débat s’était ouvert en 2007 quand le bourgmestre SP.A d’Anvers Patrick Janssens décida d’imposer un nouveau dresscode pour le personnel de la Ville en contact avec le public (front office) : pas de signe religieux visible. Ce règlement fut soutenu avec enthousiasme par le Vlaams Belang, qui s’empressa ensuite de le proposer dans tous les conseils communaux de Flandre.
Retournement complet en 2012. D’abord, lors de la campagne électorale communale à Anvers, le SP.A changea sa position, considérant le dresscode de 2007 comme une erreur. Sous l’impulsion de Yasmine Kherbache, désormais cheffe de l’opposition à De Wever au conseil communal d’Anvers (et par ailleurs cheffe de cabinet du Premier ministre), cette nouvelle orientation devint celle de tout le parti à l’occasion de son congrès de Louvain en juin 2013.
Elle fut anticipée en mai quand le conseil communal de Gand procéda à l’abolition du règlement d’interdiction datant de 2007 grâce à la conjonction d’une majorité de circonstance entre le SP.A, Groen et 4 élus sur 5 du CD&V. Désormais, en Flandre, le clivage autour de la neutralité religieuse dans l’emploi public recoupe parfaitement le clivage entre la gauche et la droite. Au moins c’est clair.
Rien de tel du côté francophone où le MR, dans l’opposition dans les Régions et à la Communauté, se fait l’avocat constant de la "neutralité vestimentaire" un peu partout. Mais sur le terrain local, le PS et le CDH ne sont pas en reste. De ce fait, de nombreuses communes wallonnes et bruxelloises se sont dotées d’un règlement de travail qui comprend une clause de "neutralité vestimentaire", sans faire aucune distinction entre le front office et le back office. Cette clause va donc plus loin que l’ancienne "doctrine Janssens" en Flandre, devenue depuis la "doctrine De Wever".
En mai, c’est Actiris, l’organe de placement public en Région de Bruxelles-Capitale, qui adoptait un nouveau règlement de travail comprenant une clause de ce type. Une décision que son directeur interprète comme un geste de pression sur le politique pour qu’enfin il "prenne ses responsabilités" (2). Car, sur le strict plan du droit, il est douteux que des règlements de travail puissent suffire à limiter la liberté de conviction, un droit fondamental particulièrement bien protégé par la Convention européenne des droits de l’Homme (article 9) et par les directives européennes. Pour cela, il faudrait, au minimum, une loi ou un décret. Mais, manifestement, l’Olivier n’y est pas prêt, paralysé par des intérêts électoraux contradictoires.
En revanche, si un renversement de majorité devait le remplacer à Bruxelles et à Namur par une coalition "laïque" PS-MR, les choses pourraient aller beaucoup plus vite. Sous le regard médusé de la gauche flamande, qui, elle, semble avoir bien viré sa cuti…
(1) Texte à lire dans le numéro 81 de septembre/octobre 2013. En une : un dossier consacré à "La gauche radicale" avec notamment des contributions d’Hugues Le Paige, Edgar Szoc et Philippe Marlière.
(2) Conséquence directe de cette adoption : trois employées qui refusaient d’enlever leur foulard se virent signifier leur licenciement. Toutes les trois travaillent en back-office.