Faut-il sortir les voitures des villes ?
La semaine de la mobilité prend fin ce dimanche avec l’opération "ville sans voitures", principalement organisée à Bruxelles. L’initiative vise à conscientiser le public sur la nécessité de libérer le centre-ville du trafic routier.Mais tout le monde n’est pas d’accord. Entretiens croisés.
- Publié le 22-09-2013 à 13h01
- Mis à jour le 15-10-2013 à 14h16
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OUI
Philippe Van Parijs, Philosophe
Bruxelles a d’énormes atouts mais à cause d’une léthargie et d’une frilosité des autorités, on ne parvient pas à faire quelque chose de positif pour ceux qui y habitent, qui y passent ou qui y travaillent, notamment les Européens. Il faut s’imposer de dire (et de faire) que le Pentagone est un espace à l’intérieur de la petite ceinture qu’on ne traverse pas en voiture.
Vous êtes l’inspirateur des "pique-niques urbains" qui ont essaimé depuis le rendez-vous de mai 2012 sur les pavés devant la Bourse, à Bruxelles. Est-ce efficace ? Ou n’est-ce qu’un gadget ?
Cela se voulait évidemment être un acte symbolique. Nous n’espérions pas que, du jour au lendemain, les avenues bruxelloises à l’intérieur du Pentagone deviennent interdites aux voitures. Mais cela a entraîné une prise de conscience de l’opinion publique et de responsables politiques, comme le bourgmestre Thielemans, qui s’est engagé à prolonger l’expérience. Il est urgent de prendre dans notre capitale des mesures qui ont été parfaitement possibles ailleurs et qui ont produit d’excellents résultats.
Des résultats concrets et durables ?
Je reviens d’Utrecht, une des trois-quatre villes les plus importantes des Pays-Bas, qui est fabuleuse par ce qu’ils sont arrivés à faire en termes de mobilité. Ce qui m’a d’abord frappé, c’est l’incroyable densité de population que l’on rencontre dans la gare et aux alentours. Ensuite, vous avez un agrément dans la ville qui est extraordinaire avec de nombreux espaces publics mis à la disposition des habitants et des personnes qui y travaillent, sans la présence envahissante des véhicules motorisés. Or, Utrecht n’est pas une ville méditerranéenne où il fait beau toute l’année !
Pourquoi les choses ne bougent-elles pas à Bruxelles ?
La Ville a d’énormes atouts mais à cause d’une léthargie et d’une frilosité des autorités, on ne parvient pas à faire quelque chose de positif pour ceux qui y habitent, ceux qui y passent ou qui y travaillent, notamment les Européens.
Si les pouvoirs publics vous demandaient quelles sont les trois priorités à mettre en œuvre pour atteindre le résultat que vous prônez, que mettriez-vous en avant ?
D’abord, je leur dirais que je ne suis qu’un modeste philosophe, qui a certes une vision pour la Capitale, mais qui est moins compétent sur le terrain que de nombreuses personnes et associations qui ont des idées et des solutions précises, mais qu’on n’écoute pas. Deuxièmement, nous sommes bien conscients qu’on ne fera rien d’efficace en matière d’espaces ouverts au public si on ne prend pas simultanément à bras-le-corps tous les problèmes de mobilité avec tous les modes de transport. Aujourd’hui, c’est du grand n’importe comment. Enfin, il faut s’imposer de dire (et de faire) que le Pentagone est un espace à l’intérieur de la petite ceinture qu’on ne traverse pas en voiture. On doit donc y limiter drastiquement les espaces de parking au sol et en souterrain. Il faut repenser à l’usage spécifique qu’on doit faire de la petite ceinture (trafic de transit) et du grand ring (contournement de la capitale), ce qui pourra être fait notamment grâce à un système de péage. Par ailleurs, je ne suis pas un opposant de principe à l’élargissement du grand ring, à condition que cela serve à soulager le passage sur la petite ceinture, elle-même voie de délestage pour ne pas utiliser les boulevards et les grandes artères du centre. Tout cela imposera qu’on redensifie l’habitat urbain pour que les gens puissent se rendre de leur domicile à leur lieu de travail à pied, à vélo ou par des transports en commun plus efficaces, en tenant compte d’un accroissement démographique auquel on n’échappera pas.
Certains spécialistes de la ville disent que de telles propositions sont complètement irréalistes…
Est-ce qu’ils voyagent un peu ces gens ? Ou raisonnent-ils en chambre ? On me dit souvent que les commerçants sont hostiles à l’interdiction de la voiture dans de grands piétonniers urbains. Eh bien, qu’ils aillent voir dans certaines grandes villes européennes la vitalité du commerce intra-muros. L’intérêt collectif à moyen et à long terme exige qu’on doive pouvoir dire aux jeunes générations que leur vie sera meilleure que la nôtre. Mais on ne peut être sérieux en disant cela que si on modifie le mode de vie dans les villes pour les rendre plus agréables.
NON
Isabelle Norro, Porte-parole de Touring
Les associations et les partis de tendance écologique ne pensent, eux, qu’aux habitants des villes et pas à ceux qui doivent s’y rendre. Ils veulent en fait remettre la campagne à la ville, en balayant d’un coup les voitures et en mettant le trafic hors-la-loi. Or, il ne faut pas oublier que les villes sont justement des villes et qu’il faut pouvoir s’y déplacer.
Des personnalités, des associations pro-environnementales et certains partis politiques affirment que la mobilité est devenue catastrophique dans les grandes villes, dont Bruxelles, en raison d’un trop-plein de voitures. Vous partagez cette analyse ?
Il est certain qu’il y a une congestion de voitures mais on n’a rien fait pour améliorer la situation. Au contraire. On a rétréci des voies de circulation, on a coupé des rues ou on les a mises en piétonnier. D’autre part, au niveau de l’entrée dans Bruxelles, on ne fait rien pour rendre la circulation plus fluide. On ne met pas de parkings de dissuasion en place, l’offre des transports en commun n’a pas été augmentée malgré l’accroissement de la démographie. Pendant cette soi-disant semaine de la mobilité, il n’y a jamais eu autant d’embouteillages.
A vous entendre, on dirait que la voiture est devenue la mal-aimée de la société, et en tout cas des autorités publiques.
C’est effectivement comme cela. On essaie par tous les moyens de la mettre au rancart : "Oh, la vilaine, la pollueuse !" Ce serait devenu la cause de tous les maux des grandes villes. Or, il ne faut pas oublier que les autorités font souvent l’amalgame entre la mobilité en milieu urbain, en suburbain et en rural. Ce n’est pas du tout la même chose. La problématique en milieu urbain est très complexe parce qu’il y a des navetteurs qui viennent de la périphérie ou de milieux ruraux qui rentrent dans Bruxelles, et qui, pour y éviter de prendre leur voiture, devraient utiliser le train, puis le métro ou le bus, puis la marche. Cela fait trois modes de transport différents, et cela dans des conditions parfois très difficiles. Les associations et les partis de tendance écologique ne pensent, eux, qu’aux habitants des villes. Ils veulent en fait remettre la campagne à la ville, en balayant d’un coup les voitures, en mettant le trafic hors-la-loi et en changeant tout l’urbanisme. Or, il ne faut pas oublier que les villes sont justement des villes et qu’il faut pouvoir s’y déplacer. Certains voudraient tout faire exclusivement pour le vélo et la marche, mais nous ne sommes pas d’accord : cela ne peut pas se faire au détriment de la voiture.
Dans les grandes villes, et en particulier à Bruxelles, quelles sont alors les solutions concrètes que vous avancez pour rendre la voiture persona grata ?
Nous allons participer à plusieurs projets-pilotes parce que nous voulons d’abord analyser les situations, et les comportements des gens. Il y a une grosse expérience qui se met en place avec les autorités concernant un péage au kilomètre. Nous allons ainsi avoir beaucoup d’informations sur les déplacements des personnes, les créneaux horaires, les destinations, la raison du déplacement, parce qu’on se rend de plus en plus compte que même dans les heures les plus "chaudes" de trafic, il y a des gens qui sont dans les embouteillages pour des raisons de loisir et pas pour des raisons professionnelles. Là, il va falloir trouver d’autres solutions. Nous sommes donc constructifs mais nous nous opposons à ce que l’on congestionne le trafic pour dégoûter les gens de circuler en voiture. Au contraire, il faut mettre en place des mesures pour fluidifier la circulation, à condition qu’elles soient intelligentes et pas primairement anti-voiture.
A ce propos, êtes-vous favorable à un péage urbain ?
Nous pourrions l’être si on nous en démontre l’efficacité. Or, on a fait beaucoup de cas de ce qui a été mis en place à Londres où il y a eu une vignette à payer pour aller au centre-ville. Dans un premier temps, cela a eu un effet positif. Mais, depuis, le trafic a repris de la même façon. Ce n’est donc pas une bonne solution. Ce qu’il faut chercher, ce sont des solutions qui assurent le confort pour l’usager, c’est-à-dire des moyens de transport sécurisés, rapides, réguliers. Or, ceux qui font l’effort de voyager en train sont bien placés pour témoigner des retards, du manque de places assises, des convois supprimés sans explication. Ils ont la volonté d’utiliser les transports en commun mais, dans la pratique de tous les jours, ils sont dégoûtés. On nous présente souvent comme les défenseurs de l’automobiliste, mais en fait nous nous soucions prioritairement de l’usager, quel que soit son mode de transport. On est tous devenus multimodaux. On ne peut pas jeter la pierre à un mode de transport par rapport à un autre.