Eros Center: ciel nuageux à Seraing

Le projet de reconversion du site industriel de Seraing en "Eros Center" est interpellant à plusieurs égards. Tel qu’il fut présenté par ses concepteurs, il fonctionnera selon le modèle sidérurgique traditionnel de la région liégeoise. Une opinion de Armand Lequeux, chroniqueur.

Une opinion de Armand Lequeux, chroniqueur.
Eros Center: ciel nuageux à Seraing
©Photo News

e travail à pauses (3 x 8 heures) permettra aux 102 travailleuses d’assurer un rendement maximal aux 34 chambres prévues. La gestion du Centre sera confiée à une ASBL, mais il s’agit bien d’une initiative publique, avec un investissement à hauteur de cinq millions d’euros.

Nous avons le droit, je pense, de nous interroger sur la teneur du signal exprimé par un tel projet qui a nécessairement obtenu l’aval des instances du premier parti de Wallonie. Cette initiative, en effet, oriente clairement notre pays vers le modèle réglementariste qui a pourtant montré ses failles au Pays-Bas et en Allemagne.

Les chiffres objectifs sont évidemment difficiles à contrôler, mais il semble bien que cette option (la prostitution est un métier comme les autres et il est du devoir des pouvoirs publics de la réglementer) a provoqué une inflation de l’offre et de la demande ainsi qu’une augmentation de la traite d’êtres humains à fin d’exploitation sexuelle.

A contrario, la Suède aurait vu diminuer de moitié en dix ans ce sordide trafic de chair fraîche depuis qu’elle a adopté le modèle abolitionniste (le client est condamné à une amende pour viol tarifié). C’est vers ce modèle que la France semble s’orienter : une proposition de loi qui va dans ce sens sera présentée prochainement à l’Assemblée nationale. Et chez nous ?

Tous unis, camarades, derrière le modèle de Seraing ? Le débat est ouvert. Parmi les arguments des anti-abolitionnistes, je me permettrai d’en relever deux et d’en discuter la pertinence. Du côté des clients ? Les hommes auraient des besoins sexuels et il serait préférable qu’ils les satisfassent dans des conditions pacifiques et hygiéniques auprès des prostituées plutôt qu’ailleurs et autrement ! D’abord, rien ne prouve que les "consommateurs’’ deviennent, après avoir vidé leurs génitoires, de meilleurs citoyens et des maris plus respectueux, mais surtout nous devons questionner cette notion de besoin sexuel.

Il s’agit d’une construction sociale qui participe au processus général de la domination masculine. A partir d’une pulsion, dont la composante biologique est indéniable, mais non contraignante, notre société diffuse cet axiome du besoin sexuel masculin impérieux qui enferme les femmes dans le devoir de le satisfaire. Cette construction est naturalisée (c’est bien dans la nature masculine…) et induit une conviction (puisque je suis un mec, j’ai le droit…) intégrée par les femmes (les hommes sont ainsi faits…)

Lutter contre ces stéréotypes est un travail de longue haleine qui appelle la mobilisation des mères, des pères, des enseignants et des médias. Vœux pieux ?

Du côté des prostituées ? Elles seraient libres de disposer de leur corps comme elles l’entendent ? Je laisserai aux juristes et aux philosophes les difficiles questions du statut du corps humain et de l’autonomie de l’individu, mais, très simplement, de quelle liberté parlons-nous ? Si je me jette par la fenêtre d’un appartement en feu, l’ai-je fait librement ? Quel est le poids de l’histoire individuelle et des circonstances sociales qui conduisent ces femmes à mettre ainsi à la disposition des acheteurs la part la plus intime de leur humanité, à la fois si fragile dans son ouverture à l’autre et si forte quand elles y donnent la vie ? Avec quelles conséquences pour leur intégrité physique et psychique ? A quel prix ? Combien la passe ? Ce sont les choses qui ont un prix, les personnes ont une dignité qui ne peut avoir de prix. Nulle personne ne peut consentir à devenir une chose. Kant ?

Un jour, peut-être, certains en feront l’étude en ces lieux, puisque les concepteurs de l’"Eros Center" ont prévu qu’en cas de modification de la législation, on pourrait les transformer en chambres d’étudiants. Restons sereins, la Wallonie est en bonnes mains.

Une opinion de Armand Lequeux, chroniqueur.

Dernier ouvrage paru : "Sexe, amour et société. Boiter sans doute, danser toujours", éd. Mols, 2013.

Vous êtes hors-ligne
Connexion rétablie...