"Mort aux juifs", scandent-ils...
Partout où se sont déroulées des manifestations de soutien à la cause palestinienne, des débordements et des violences antisémites ont eu lieu ces derniers jours, en France, certes, mais aussi en Allemagne, au Royaume-Uni, et même aux Etats-Unis. La Belgique n’a pas été épargnée. Il convient de prendre ces dangereuses dérives au sérieux. Opinion.
Publié le 29-07-2014 à 10h04 - Mis à jour le 29-07-2014 à 10h06
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Une opinion de Jean-Philippe Schreiber, historien des religions, professeur ordinaire à l’Université libre de Bruxelles.
Partout où se sont déroulées des manifestations de soutien à la cause palestinienne, des débordements et des violences antisémites ont eu lieu ces derniers jours, en France, certes, mais aussi en Allemagne, au Royaume-Uni, et même aux Etats-Unis. L’ONG Human Right Watch a ainsi dénoncé une « épidémie mondiale » et recensé des incidents sur les cinq continents. La Belgique n’a pas été épargnée, notamment à Anvers, où vit une importante communauté juive, fort visible en raison de son particularisme religieux.
Certes, il est indéniable que la majorité des manifestants indignés par la guerre atroce au Proche-Orient défilaient au nom d’un sentiment légitime et ne peuvent être simplement amalgamés à ceux qui s’en sont pris à des juifs et à leurs biens ainsi qu’à des institutions juives — dont des synagogues —, ou ont proféré des messages de haine, jusqu’à hurler « Mort aux juifs ». Mais ces derniers sont désormais plus que l’illustration d’un simple épiphénomène, et il convient de prendre leur dangereuse dérive au sérieux.
Il est vrai que lors de chaque opération militaire d’Israël contre Gaza, dans le passé, des rassemblements pro-palestiniens ont donné lieu à des diatribes virulentes contre l’Etat juif. Quelquefois même, certains se sont laissés aller à des amalgames malheureux, souvent dénoncés, parfois tolérés. Toutefois, la situation actuelle n’est en rien comparable aux faits antérieurs, et ce pour deux raisons principales.
Tout d’abord, les images, les symboles et les clichés antisémites les plus écœurants sont mobilisés par une partie des manifestants, mais surtout sur les réseaux sociaux qui les enrégimentent et où ils entretiennent leur ressentiment. Ils puisent aux fantasmes les plus enracinés dans l’inconscient collectif, nourris par un mélange de discours religieux, de rhétorique complotiste, de stéréotypes raciaux ou de préjugés simplistes et diabolisants. Ils inversent le sens de l’histoire (les Israéliens sont assimilés aux nazis et les juifs dépouillés de leur statut de victimes de la folie hitlérienne), tout comme ils dévoient le sens des mots (un « génocide » serait en cours à Gaza) et offrent une clé de lecture totalisante des événements : les juifs seraient responsables de tous nos maux.
Ils fertilisent le terreau déjà pétri de rancœurs d’une jeunesse ivre de déni identitaire et du sentiment d’être sempiternellement dominée, voire humiliée. Ils sont exacerbés par les émotions individuelles et collectives que font naître les images de Gaza auprès d’un public qui semble se caractériser par son manque de culture politique et de discernement — s’en prendre à une synagogue pour venger des crimes imputés à l’armée israélienne en témoigne à profusion. On n’en est ainsi plus à se poser la question de savoir si l’antisionisme peut conduire à l’antisémitisme. Dieudonné a montré que pour une minorité radicale, l’antisionisme n’avait en réalité été qu’un paravent à l’antisémitisme, lequel s’affiche sans pudeur aucune désormais : c’est bien lui, avec d’autres plumitifs nauséabonds comme Alain Soral, qui a contribué en France et en Belgique à libérer la parole antisémite et à convoquer d’archaïques passions populaires.
Ensuite, s’il n’y a pas d’importation du conflit israélo-palestinien (la guerre au Proche-Orient n’oppose d’ailleurs pas les juifs aux Palestiniens, mais l’Etat d’Israël au Hamas), pas plus qu’il n’y a ici de conflit entre communautés (car les violences sont bel et bien unilatérales), il est en revanche une importation qui caractérise la situation présente : celle de l’islamisme. C’est bien au nom de la défense de l’islam que l’on manifeste de plus en plus, faisant de tout musulman une victime d’Israël et par extension des juifs, raccourci simpliste et terrible de significations. C’est bien le Hamas qui est acclamé, et c’est bien sous ses couleurs, sous son drapeau et celui du Hezbollah que défilent certains manifestants, scandant des slogans religieux et brandissant l’étendard jihadiste. Jusqu’à crisper une partie de la gauche radicale pro-palestinienne, tandis qu’une autre a choisi de faire cause commune avec les intégristes religieux les plus fanatisés.
Comme l’écrit Marc Knobel au sujet des passions politiques — et des passions tout court — qui se déchaînent ici, « le conflit israélo-palestinien semble cristalliser toutes les émotions parce que cette guerre est avant tout une guerre des images et des symboles ». Et c’est bien là que réside le danger : au-delà de toute rationalité, ce conflit exalte, loin de son théâtre d’opération, des émotions incontrôlées, des focalisations obsessionnelles, voire une véritable paranoïa. Nous en sommes ainsi à un point de basculement : demain, peut-être, une action antijuive se déclenchera dans un quartier de Paris ou de Londres, causera un drame et fera des victimes.
Peut-on parler pour autant d’une nette résurgence de l’antisémitisme, en particulier en Europe ? Certes non. Notre continent est raciste, il est vrai, mais bien plus antimusulman et xénophobe que judéophobe. L’Europe occidentale n’est pas plus antisémite que les Etats-Unis, et Israël demeure sans conteste le pays au monde le plus dangereux pour les juifs — les attentats puis les roquettes du Hamas l’ont montré. Mais une minorité fanatisée peut nous faire entrer ici dans un cycle non maîtrisé, alors que nombre de démocrates ont trop tardé à se distancier des discours violents, au nom d’une conception médiocre du multiculturalisme ou de l’idée bien courte selon laquelle les ennemis de nos ennemis sont nos amis.
Encore les juifs, dira-t-on… Peut-être. Mais qu’il est insupportable d’entendre scander « Mort aux juifs » dans les mêmes rues d’Anvers ou de Paris où soixante-dix ans plus tôt d’autres juifs étaient l’objet de la même haine nauséabonde et alors assassine. Au-delà d’un antisémitisme qui inquiète et appelle à la vigilance, c’est pourtant bel et bien l’ensemble des valeurs de notre société, comme sa capacité à juguler ses passions racistes et la radicalité de ses marges sociales et politiques, que cette violence met en jeu — et il nous faudra une véritable révolution culturelle pour en enrayer les causes. En ce sens, si certains se sentent à juste titre Palestiniens ces jours-ci, il est vrai aussi que nous sommes dans le même temps tous juifs, irrémédiablement juifs.