Quart d’heure d’indifférence

Gaza, Irak, Syrie, Etat islamique, Ebola et accidents d’avion : chaque jour de l’été 2014, nous avons été bousculés par des images de sang et des avis de décès. Pourquoi ? Une chronique de François De Smet.

Contribution externe

Gaza, Irak, Syrie, Etat islamique, Ebola et accidents d’avion : chaque jour de l’été 2014, nous avons été bousculés par des images de sang et des avis de décès. Pourquoi ? Une chronique de François De Smet. Quelle poudrière, quel bourbier que cet été 2014, de l’Ukraine à la Libye en passant par l’Irak ou la bande de Gaza, d’où pleuvent chaque jour images de sang et avis de décès. Pour ne rien arranger, accidents d’avion et épidémie incontrôlable viennent compléter un tableau estival plus proche des préludes de l’Apocalypse que des "Bronzés". Et avec ces tragédies vient, tôt ou tard, l’envie d’expliquer et d’offrir du sens. Au repos ou non, l’esprit humain tente de trouver des raisons à ce qu’il voit, en identifiant des causes : c’est la faute des Américains, des sunnites, des Israéliens, du Hamas, des Occidentaux, de l’Histoire, du capitalisme, du fanatisme… L’émotion devant les suites de massacres et de morts civiles, en particulier, met l’esprit en demeure de compenser l’inaction et l’impuissance avec du sens.

Devant ce flux incessant, devant ce chaos exigeant du sens, l’oppression du "pourquoi" guette l’observateur, dont l’ego peut vite le conduire à se sentir obligé d’avoir un avis sur tout, une analyse sous le coude pour chaque occasion. Impossible, voyons, de ne pas penser quelque chose de Gaza, de l’Irak, de la Syrie, de l’Etat islamique ou d’Ebola. Et impossible de se retrancher derrière l’ignorance.

A l’heure du Web, des télévisions satellites où plus le moindre centimètre cube n’échappe au wi-fi, répliquer "je ne sais pas" devient une confession d’indifférence, et non plus d’ignorance. Erreur : la sagesse, dans un monde aussi bavard, c’est d’oser se taire quand on n’a rien à dire. Le droit de ne pas avoir d’opinion; voilà qui n’est guère facile à défendre, dans cet univers se nourrissant d’antagonismes, d’émotions et de confrontations, et où ce qui forge une identité c’est la consistance, le bon mot, celui qui enfoncera un argument au coin du bon sens, ou celui qui synthétisera les débats de la façon la plus percutante.

Car devant cette masse anxiogène d’informations réclamant mise en ordre, un constat se forme doucement : nous n’avons plus suffisamment de résilience pour absorber tous les malheurs du monde. Non seulement émotionnellement, mais aussi intellectuellement. Trop d’informations différentes, trop de drames anxiogènes, trop de faits divers. Et de ce "trop", nous ne savons plus que faire. La machine qu’est notre cerveau tente de rationaliser un concret qui ne se laisse plus réduire à aucune idéologie et que le chaos submerge.

Pourtant, il y aurait une certaine sagesse à renoncer à comprendre tout ce qui se passe, tout de suite. Parce que les paramètres sont devenus trop nombreux. Parce que sur une planète bruissant d’informations lancées à tout-va, il n’y a plus de monopole de la vérité. Parce que nous avons le nez dans le guidon et ne percevons pas encore le dessin d’ensemble que seul l’écoulement du temps est capable d’offrir. Mais surtout parce qu’il est possible, aussi, qu’il n’y ait réellement aucun sens à ce que nous observons derrière l’obscène crudité des images.

L’essayiste libanais Nassim Nicholas Taleb, dans son best-seller "Le Cygne noir", stigmatise cette propension humaine à donner du sens à tout - surtout à ce qui n’en a pas - et à se lancer dans des visions prédictives illusoires. De fait, le cerveau forgé par l’évolution nous conditionne à associer les choses en causes et effets - condition de survie face aux prédateurs. Et peut-être avons-nous transformé, à tort, cette disposition de survie en chapelets d’idéologies ou de philosophies de l’histoire.

Nous habillons le chaos du monde à coups de vêtements idéologiques et déductifs pour tenter de nous en prémunir, parce que, par exemple, l’absurdité "brute" de cet été meurtrier suggérant que la mort d’enfants puisse avoir une justification accroîtrait encore notre sentiment de responsabilité et d’impuissance, jusqu’à l’insupportable. Nous recherchons un sens préexistant, là où il n’y en a sans doute pas, et là où nous devrions davantage faire preuve de pragmatisme.

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