Le juge, ce justiciable pas comme les autres
Une loi prônant l’instauration d’un tribunal disciplinaire pour les magistrats entre en vigueur ce 1er septembre. Le comble du juge en Belgique : être accusé et condamné sans appel ? Une opinion de Roland Dumas et François Dessy.
Publié le 26-08-2014 à 19h06 - Mis à jour le 27-08-2014 à 11h05
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Une opinion de Roland Dumas et François Dessy, respectivement ancien ministre des Affaires étrangères français, président honoraire du Conseil constitutionnel, avocat au barreau de Paris et avocat aux barreaux de Huy et de Liège.
Une loi prônant l’instauration d’un tribunal disciplinaire pour les magistrats entre en vigueur ce 1er septembre. Le comble du juge en Belgique : être accusé et condamné sans appel ?
Pareils à ces maîtres d’œuvre, successeurs de Gaudi à Barcelone, certains artisans législatifs se reposent, dirait-on parfois, sur leurs lauriers, aveuglés par la beauté générale de leur "Sagrada Familia inachevée". Trop attachés à des ravalements de façade, des embellissements incessants ou des réfections localisées. Et trop oublieux de leur devoir premier, à savoir veiller à préserver le cœur et les piliers de notre système légal : liberté, égalité et… justice. La responsabilité du juge n’échappe pas à cette observation. L’actualité nous le prouve amplement. Une loi prônant l’instauration d’un tribunal disciplinaire pour les magistrats, louable au demeurant, entrera en vigueur le 1er septembre.
Or, plus fondamentalement, nombre d’affaires pénales impliquant des juges parsèment l’actualité - les affaires Sieur, Fortisgate, Jean-Luc Burlion et aujourd’hui les affaires De Tandt bis et Loquifer - sans que soit critiquée, pourfendue, cette effroyable règle : un magistrat belge, appelé à répondre d’une infraction passible d’une peine correctionnelle, ne dispose d’aucun droit d’appel. Un comble pour la profession ? Sauf cassation, leur cause est irréversiblement jugée devant la cour d’appel. "Je dois parler, je parle et j’ai parlé." La formule parodique de Racine dans "Les Plaideurs", est connue. Juge, vous n’aurez droit qu’à une seule défense, une seule plaidoirie de fond, un seul "one day stand" judiciaire. Gare aux gorilles, à l’erreur judiciaire.
Telle est la malheureuse enseigne à laquelle sont plus généralement logés tous nos magistrats et qui porte paradoxalement le nom si ingrat de "privilège de juridiction", parce que le "mouton noir judiciaire" a l’insigne "privilège" de sauter le premier échelon, le tribunal correctionnel ordinaire, pour être directement déféré à la cour d’appel. Chose plus inique encore : toute personne se voit appliquer cette même règle, du seul fait de sa participation supposée, avec un juge, à un acte "délictueux". Ce fut, il y a peu, le cas de Jean-Luc Burlion (condamné à 5 ans avec sursis) aux côtés de son ex-femme, magistrate suppléante (acquittée) devant la cour d’appel de Bruxelles.
Certes, d’autres pays conservent-ils encore ce mécanisme dérogatoire peu enviable : Israël, le Maroc, la Suède, la Pologne ou encore la Norvège - bien qu’ils réservent au magistrat - traduit devant ses pairs - un sort différent en fonction de leur position hiérarchique.
Mais la France - à l’instar d’autres nations comme les Etats-Unis, le Japon, le Canada, le Danemark, la Finlande, la Hongrie ou encore Chypre - a abandonné tout privilège juridictionnel. Juges et - autres - citoyens ordinaires y sont, depuis 1993, tous égaux en droit devant la loi. L’un des deux auteurs des présentes lignes ne saurait trop s’en réjouir. Alors président du Conseil constitutionnel, il fut injustement poursuivi puis condamné en instance, avant d’être intégralement blanchi en appel, dans l’affaire Elf.
La Belgique peut-elle encore renier ce qu’elle est aussi ?
L’héritière des Lumières et à ce titre, cousine germaine de la France. L’enfant - terrible ? - de Jean-Jacques Rousseau pour qui le contrat social, la loi, est "la volonté du peuple sur tout le peuple", garantissant "la liberté et l’égalité - objets principaux d’un système de législation". La fille de Montesquieu qui, dans "De l’esprit des lois", éleva "la vertu - liberté, amour des lois et de l’égalité"… au rang de règle d’or démocratique.
Comment oublier que nos valeurs - liberté, égalité - sont nées, nuitamment, un 4 août 1789, en France. En pleine Assemblée constituante devenue nationale, hospice d’un soir, chargé de soigner un corps social, exsangue, asphyxié, de le délester du fatras moyenâgeux de privilèges, droits et servitudes, personnels, sous lequel il ployait. Le cordon ombilical n’a pour autant pas été sectionné instantanément. De constitution nationale en déclaration universelle, de convention européenne en pacte international, de loi en loi, de loin en loin, nous avons protégé nos libertés et nos droits, évacué les derniers vestiges féodaux. Et traqué les discriminations nauséabondes de l’Ancien Régime - au profit des enfants adultérins jadis négligés, des femmes jadis privées de capacité juridique,… et de tant d’autres lésés. Cette même croisade avait, du reste, présidé aux destinées de la cour d’arbitrage avant d’être constitutionnelle. Une distinction est discriminatoire et donc condamnable, aux yeux de la Cour européenne de Strasbourg, "si elle manque de justification objective et raisonnable". La Constitution belge ne dit en substance rien d’autre. Fonction renommée vaut mieux que procédure dorée ? Non. Rien - l’argument est encore valable pour la procédure devant le tribunal d’application des peines et la cour d’assises - ne justifie qu’un citoyen, dût-il être ici juge dans l’exercice de sa profession, soit privé du droit fondamental qu’est le droit d’appel.
La Robe du juge a perdu sa "noblesse" - autrefois acquise par la vénalité des offices ou l’hérédité - et retrouvé ipso facto toute sa grandeur. Elle n’est plus au-dessus des lois. Beaumarchais qui eut à en souffrir s’en émouvrait jusqu’aux larmes. Placer toutefois cette même Robe en dessous des lois - fondatrices - nous ferait perdre notre grandeur d’âme révolutionnaire et perdre au juge ses armes judiciaires. Or, ces deux vérités-là - l’une révolutionnaire, l’autre judiciaire - sont le trésor des Lumières, le noyau dur, l’ADN vital de la Cité. Trois mots sacrés en sont l’écrin : liberté ! égalité - juge ou non ! et justice ! Soyons-en dignes. Supprimons ce privilège de juridiction. Accordons au magistrat un droit d’appel. Légiférons en ce sens concernant la procédure devant la cour d’assises et le tribunal d’application des peines. Harmonisons nos législations. Après nous pavoiserons.
François Dessy est aussi l’auteur de deux livres d’entretiens : "Jacques Vergès, l’ultime plaidoyer"; "Dumas le virtuose diplomate". Ed. de l’Aube. Sortie prévue le 4 septembre.