La "suédoise" est-elle quand même une kamikaze ?
Publié le 23-10-2014 à 20h31 - Mis à jour le 24-10-2014 à 18h13
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Plus la N-VA suscitera la controverse, plus elle rendra la tâche facile au PS pour attaquer Charles Michel. Dans cette optique, il est assez bizarre que la N-VA ait expédié au gouvernement fédéral quelques-unes de ses figures les plus controversées... Une opinion de Dave Sinardet, Professeur de sciences politiques à la Vrije Universiteit Brussel et à Saint-Louis. Lorsque, au mois de juin dernier, les médias ont prudemment commencé à spéculer sur la possibilité - considérée alors comme hautement improbable - d’une formule de coalition fédérale baptisée "kamikaze", j’ai été, à ma connaissance, le premier à souligner qu’il s’agissait là d’une appellation très peu neutre, vraisemblablement imaginée par ceux qui s’opposaient à une telle éventualité (dont, à l’époque encore, le CD&V).
Quand cette formule s’est mise à devenir plus plausible, les médias du Nord comme du Sud sont tombés d’accord pour opter pour une appellation moins connotée et ont fini par se rabattre sur cette histoire un peu baroque de "suédoise". Heureusement, nous pouvons maintenant simplement parler du "gouvernement Michel".
A voir les premiers pas de cette équipe, on pourrait toutefois être tenté de me contredire, moi et d’autres, et de considérer que "kamikaze" se rapproche quand même d’une description objective. Un parti francophone qui, fort seulement de 20 sièges sur 63, se jette seul à l’eau avec trois formations flamandes dont l’une est un parti séparatiste jouissant d’une image épouvantable dans les médias du Sud, cela ne s’apparente-t-il pas à une mission suicide ? Surtout quand on voit la réaction de l’opposition francophone : qu’il s’agisse des attaques virulentes de Laurette Onkelinx à la Chambre ou de cette campagne de petits films en ligne, également orchestrée par le PS, le reproche sur le fond est toujours le même : le MR a osé pactiser avec le diable - la N-VA. C’est bien pour cela que le PS parle systématiquement du "gouvernement MR/N-VA". Les étiquettes sont une arme de destruction massive en politique.
Ce n’est pas pour autant une campagne communautaire, contrairement à ce que prétendent beaucoup de commentateurs, parce que ne sont pas les Flamands ou la Flandre qui sont visés ici mais bien la N-VA en tant que parti. Ou plutôt : le MR à travers la N-VA.
Ces reproches du PS - suivi par le CDH - ne sont par contre pas exempts d’une certaine hypocrisie. Après les élections de 2010, ce sont bien le PS et le CDH qui ont négocié pendant plus d’un an avec la N-VA pour réformer ensemble l’Etat et former un gouvernement. Et dans ce cadre, ils avaient fait pas mal de concessions sur le plan purement communautaire, eux. Si la N-VA avait fini par approuver ce projet de réforme de l’Etat, Laurette Onkelinx et Benoît Lutgen se seraient peut-être retrouvés à partager les bancs du gouvernement avec Jan Jambon et Theo Francken. En avril 2011, Paul Magnette avait encore déclaré que la N-VA, contrairement au Vlaams Belang, n’était ni un parti xénophobe ni un parti anti-européen et que le PS était prêt à former un gouvernement avec elle, ne fût-ce que pour qu’elle ne puisse plus se contenter de critiquer le match depuis les gradins.
Pendant la campagne électorale, au début de cette année, on n’a pas non plus entendu d’accusations de racisme à l’encontre de la N-VA de la part du PS. Celles-ci sont venues… de Charles Michel qui, dans la foulée de Francis Delpérée, avait décelé des "relents racistes" à la N-VA et qui avait dès lors déclaré solennellement - avec Didier Reynders - qu’il ne formerait pas de gouvernement avec elle. Le MR était en fait mis sous pression par le PS à ce moment-là, mais les socialistes, eux, avaient été assez malins pour ne pas exclure publiquement l’idée d’une participation à un gouvernement avec la N-VA.
En juin aussi, le fameux "non" du président Lutgen à un gouvernement de centre droit ne visait pas tant la N-VA que le MR et surtout Charles Michel, avec lequel les relations s’étaient singulièrement refroidies. Après le non en question, la formule de prédilection des chrétiens-démocrates (ceux du Nord également) était devenue celle d’un gouvernement miroir "confédéral" des coalitions régionales, soit PS/CDH/CD&V/N-VA. Mais, pour le PS comme pour la N-VA, un tel scénario était impensable. Bref, si tout s’était passé autrement, on aurait pu avoir aujourd’hui un Charles Michel accusant le PS et le CDH d’avoir fait alliance avec le diable N-VA.
Les fortes émotions de la semaine dernière à la Chambre ne sont-elles donc que pures stratégies partisanes ? Non plus. L’indignation autour des affaires de collaboration et de racisme - laquelle, contrairement à ce qui a été dit dans certains médias, provenait aussi en partie des bancs flamands de l’assemblée - était certainement sincère. Mais l’indignation peut néanmoins être assourdie ou amplifiée en fonction du contexte politique.
En tout cas, dans le contexte actuel, le MR est particulièrement vulnérable. Comble de malheur, l’évolution vers un scénario vraiment kamikaze pour Charles Michel dépend en grande partie de… Bart De Wever. Plus la N-VA suscitera la controverse - certainement si cela se produit sur des terrains sensibles en Belgique francophone - plus elle rendra la tâche facile au PS pour attaquer Charles Michel. Dans cette optique, il est assez bizarre que la N-VA ait expédié au gouvernement fédéral quelques-unes de ses figures les plus controversées (y compris en Flandre, d’ailleurs) alors qu’elle aurait par exemple aussi pu les mettre au gouvernement flamand. Le moins que l’on puisse dire est que ce choix tient bien peu compte de la position délicate du MR, tout comme la réaction de Bart De Wever, réduisant initialement l’émoi ainsi causé à des "foutaises francophones".
L’attitude du PS au sein du gouvernement précédent semblait différente. Dès son premier conseil des ministres, Elio Di Rupo avait appelé les partis francophones à tout faire pour soutenir ses partenaires flamands afin qu’ils puissent tenir tête à la N-VA et gagner les élections suivantes. "Nous devons garder à l’esprit la difficulté de leur position", aurait-il dit. A l’époque, c’étaient les trois partis traditionnels flamands qui devaient faire face à l’opposition féroce du plus grand parti de leur communauté. Tout comme le PS instrumentalise maintenant la N-VA pour qualifier de traître le MR, la N-VA se référait alors au PS pour accuser les autres partis flamands de trahison. De même que le MR fait maintenant partie d’un "gouvernement MR/N-VA", les partis flamands étaient alors accusés d’avoir succombé au "PS-model".
Dans le contexte actuel, il appartient donc à la N-VA de ne pas rendre la vie encore plus difficile pour Charles Michel, en tout cas si elle veut vraiment que le MR ait une chance de remporter les prochaines élections. Même si Bart De Wever est persuadé que la Belgique n’est que l’assemblage de deux démocraties distinctes, c’est en grande partie lui qui décidera si le PS reviendra au pouvoir ou non. Et donc si ce gouvernement finira ou non par entrer dans l’Histoire comme un exercice "kamikaze".
Dave Sinardet, Professeur de sciences politiques à la Vrije Universiteit Brussel et à Saint-Louis.
Traduction : Pierre Gilissen