La République islamique a 36 ans

Un vent d’ouverture souffle. Les Iraniennes ne font plus d’enfants et mettre sa mère dans un home n’est plus un tabou. Mais la voix de la femme qui chante en solo reste interdite en public. Opinion.

Contribution externe
La République islamique a 36 ans

Ce n’est pas uniquement un vœu d’espoir. Des faits bien crédibles et tangibles sont là pour le prouver : l’Iran est invité à la table des négociations, les voyous d’antan sont respectés comme des diplomates, le potentiel humain et militaire du pays est pris au sérieux par les ennemis du passé. Les hommes d’affaires étrangers se bousculent pour lancer ou relancer leurs entreprises dans ce pays riche de ses ressources naturelles et de sa population hautement éduquée. La très importante classe moyenne iranienne est pourvue d’un bon pouvoir d’achat et est avide de consommation. Sans parler des touristes occidentaux qui affluent désormais par avions entiers pour visiter les sites historiques. L’Iran n’accueille plus uniquement les musulmans chiites qui venaient en pèlerinage par millions pendant ces trois dernières décennies. Pour quiconque voyage en Iran, la jeunesse est particulièrement visible. Les beaux jeunes hommes et les magnifiques jeunes femmes sont partout et apportent une joyeuse note colorée dans les rues ternies par la pollution des grandes villes.

Mais les Iraniennes ne font plus d’enfants. Pourtant, le pouvoir passe des lois contre la contraception définitive (toute personne actant une vasectomie ou une ligature de trompes est passible de plusieurs années d’emprisonnement). Et l’avortement, qui était relativement toléré, est devenu très difficile. Il faut passer par case "forte hémorragie" souvent provoquée après la prise de la fameuse pilule Misoprostol qu’on peut se procurer pour cent euros dans les rues de Téhéran et des autres grandes villes du pays. Cette pilule est la seule issue recommandée par les médecins pour se débarrasser d’une grossesse non voulue. Quant aux cliniques où se déroulaient les accouchements, elles pratiquent surtout aujourd’hui des interventions chirurgicales souvent liées aux cancers de l’ovaire, de l’utérus et du sein, ou encore des reconstitutions d’hymen.

Les autorités avertissent à coups de publicités, d’articles, d’annonces radio et télé du danger d’un vieillissement de la population. Les jeunes les ignorent et seules les personnes âgées entendent ces messages, eux qui prennent conscience de ce vieillissement et se rendent compte qu’il y a de moins en moins de jeunes dans leur entourage. Cette alerte au vieillissement se reflète aussi dans les créations artistiques. Le film "Kahrizak, quatre regards" est un documentaire tourné dans une institution pour personnes âgées de milieux défavorisés. Chacun des quatre réalisateurs y expose son angle de vue. Parmi eux, Rakhshan Bani Etemad, la grande dame du cinéma iranien, la plus âgée des quatre. Elle brise les tabous en expliquant que le fait de mettre leur mère dans "des homes" ne doit pas culpabiliser les Iraniens. Ils doivent se préparer à y aller aussi et ne pas attendre de leurs enfants de les prendre sous leur égide. Elle explique également qu’une personne âgée a besoin de son indépendance, de son intimité, de ses amis et d’un milieu qui n’est pas nécessairement celui que les enfants estiment justes pour leurs parents. Un discours innovant, utile et nécessaire. Toujours dans cette problématique du vieillissement de la population, un autre sujet sensible de la culture iranienne reste le fait de laisser la place aux jeunes. En Iran, en Orient, on ne tue pas le père mais on reste dans son ombre jusqu’à sa mort. Et c’est ce qui commence à déranger la jeune génération, surtout dans le milieu du cinéma qui vit véritablement dans l’ombre des Kiarostami, Mehrjui, Beyzai et autres illustres septuagénaires.

Ajoutez à ceci le fait que leur film ne sera visible à l’étranger que s’il remet les valeurs du régime en question, s’il a été interdit, s’il n’a jamais été autorisé ou s’il décrie le pouvoir… Car, d’après cette jeune génération, il y a "un agenda caché" derrière les prix des festivals à l’étranger (en ce qui concerne le cinéma iranien en tout cas) qui ne récompense que le genre politisé. La nouvelle de la sélection du dernier film de Djafar Panahi, "Taxi", au Festival de Berlin a fait l’effet d’une bombe dans le milieu du cinéma iranien. Ils sont mécontents, ces jeunes cinéastes, qui sont pris entre le marteau du pouvoir pour obtenir les autorisations et les financements et l’enclume des festivals étrangers qui sont à la recherche d’un cinéma iranien politique.

Il est vrai qu’il faut y croire pour poursuivre dans le monde artistique et journalistique iranien. Avec le nouveau président Rohani élu il y a un an et demi, après la catastrophique ère Ahmadinejad, un vent d’ouverture souffle. Malgré le fait que la voix de la femme qui chante en solo soit encore interdite en public, que des films soient retirés de l’écran public après quelques séances car contestés par l’aile dure et conservatrice du pouvoir, que des concerts soient interdits en dernière minute car il y a une violoniste dans l’orchestre,…

Du côté des journaux iraniens, le dernier à avoir été fermé est "Mardom-é Emrooz" qui avait à peine ouvert depuis quelques semaines et se situait dans l’aile réformatrice de la vaste panoplie de la presse quotidienne iranienne. La raison de la fermeture ? Il avait affiché en "Une" la photo de George Clooney aux Golden Globes avec ce titre qui l’a achevé : "Je suis Charlie".

En fait, c’est ainsi que l’événement de Charlie Hebdo a été véritablement connu par le grand public en Iran et que les gens s’y sont intéressés. Quant à moi, je l’ai appris par un SMS de Bruxelles. A cet instant, je me trouvais dans les bureaux du magazine "Zanane Emrooz", né des cendres du fameux mensuel féminin "Zanan", qui avait paru contre vents et marées pendant seize ans avant d’être brutalement fermé il y a six ans.

Devant mon effondrement, les journalistes ne comprenaient pas l’ampleur de ma déception, de ma désolation, de ma peur. Elles y voyaient un attentat et des morts. Comme il y en a tous les jours en Irak et en Afghanistan, les pays voisins de l’Iran. Je leur ai expliqué que c’était comme si on venait nous tuer toutes dans ce bureau car on nous considérerait comme des sales putains féministes ! Ces attentats n’ont pas été seulement catastrophiques humainement. Ils m’ont aussi profondément plongée dans une solitude inexplicable à Téhéran. Ce face-à-face avec des personnes pour qui j’ai, par ailleurs, une grande admiration mais dont je me sentais très éloignée soudainement. Cette prise de conscience que la "valeur" liberté ne nous était pas commune ! Pour elles, il y avait des morts en plus, encore un attentat… Pour moi, on touchait au symbole par excellence de tout ce qui m’est le plus cher sur terre. La liberté en général et la liberté de la presse en particulier. Ce qui manque si cruellement de ce côté-là de la planète et qui est la cause de tant d’obscurantisme et générateur de régimes autoritaires.

Décidément, il y a un fameux décalage entre nous. Ce sont ces moments qui me font comprendre ma chance d’avoir acquis ces valeurs formidables ici dans l’Occident chrétien et laïque.

Je me sens seule dans mon pays d’origine, comme je ne l’ai jamais été dans mon pays d’adoption, mais je continuerai à y retourner et je partagerai avec eux ces valeurs formidables. De même que j’expliquerai à qui veut bien m’entendre ici que l’Iran et l’Islam aussi ont des valeurs indéniables dont nous pourrions nous inspirer. Je continuerai à bâtir mon pont. C’est le plus merveilleux ouvrage architectural, celui qui relie deux rivages. Et pourquoi pas celui de nos civilisations ?

Et comme le dit le grand Molana Jalaleddine Rûmi : " Tu es ici pour lier non pour désunir. "


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