Foot, bière et inceste
La contiguïté de ces trois mots peut sembler incongrue. Si la société se montre capable de mobiliser d’importants moyens financiers et humains autour des deux premiers, la troisième réalité est laissée en désuétude. Une opinion d'Ahmed Mouhssin.
Publié le 21-06-2015 à 16h27 - Mis à jour le 22-06-2015 à 12h37
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Une opinion d'Ahmed Mouhssin, ancien membre du Comité d’avis pour l’égalité des chances entre les hommes et les femmes de la Cocof et Co-rapporteur du rapport sur la “Problématique des violences liées au genre”.
La contiguïté de ces trois mots peut sembler incongrue. Si la société se montre capable de mobiliser d’importants moyens financiers et humains autour des deux premiers, la troisième réalité est laissée en désuétude. Chaque jour, le téléphone de l’association SOS Inceste sonne, au bout du fil une femme, un homme ou un enfant qui prend contact avec l’association, pour raconter son drame, pour être entendu, pour briser le silence. Ces personnes ont été victimes ou sont victimes d’inceste, qui est un "abus sexuel réalisé par un parent ou alliés de l’enfant avec lequel le mariage est impossible". Mais de manière assez surprenante, dans le code pénal belge l’inceste n’est pas une infraction spécifique. La loi n’interdit pas expressément l’inceste, le code pénal considère qu’il s’agit seulement d’une circonstance aggravante lorsqu’il y a un crime ou un délit sexuel.
L’absence de référence explicite à l’inceste dans les textes légaux belges n’est pas sans conséquence. Elle donne l’impression qu’il y a une hiérarchisation par la Justice des différentes agressions sexuelles. Et renforce le sentiment que peuvent éprouver certains enfants incestés que les violences dont ils ont été victimes sont moins graves qu’un viol.
Si l’origine et la fonction de l’interdit de l’inceste ont mené à de nombreux débats, il y a unanimité pour considérer qu’il a constitué la base de l’organisation sociale. Lorsque la victime est mineure, cette transgression devient un véritable travail de démolition de l’enfant. Le psychanalyste Jean-François Saucier résume les différents temps de cette terreur : l’enfant est trahi par la personne qui doit le protéger, l’enfant se voit imposer le silence par l’adulte agresseur, l’enfant terrorisé par les menaces de l’adulte se sent responsable de l’inceste. Les conséquences sur les personnes incestées sont bien connues, le développement physique, affectif, intellectuel et social est gravement mis en danger.
Des chiffres saisissants
Combien de personnes ont été ou sont victimes d’inceste ? Essayer d’évaluer l’ampleur du phénomène est une véritable gageure, car les statistiques des centres médico-sociaux et judiciaires ne reflètent pas la réalité. Souvent, les personnes incestées se reconstruisent seules et l’agression sexuelle ne sera révélée que tardivement à l’âge adulte. En 2009, l’enquête "Les Français face à l’inceste" commanditée par l’Association internationale des Victimes de l’Inceste avait permis de mettre en évidence qu’il ne s’agissait pas d’un phénomène marginal. Près de 3 % des sondés déclaraient avoir été victimes d’inceste (5 % des femmes/1 % des hommes), ramené à la population française cela représente près de 2 millions d’individus.
On peut également en déduire que s’il existe un si grand nombre de victimes, il doit aussi exister de nombreux agresseurs. Dans une enquête, menée en 1985 au Etats-Unis par le professeur américain David Finkelhor, 10 % des hommes avaient répondu par l’affirmative à la question leur demandant s’ils avaient abusé sexuellement d’un enfant.
Une question de priorités
Rappeler ces chiffres n’a pas pour objectif de susciter des craintes irrationnelles, la famille est et doit rester un lieu sécurisant et la grande majorité des parents, grands-parents et beaux-parents remplissent pleinement leur rôle protecteur. Le but est de s’interroger sur les raisons qui font que notre société est capable de mobiliser des dizaines de millions d’euros et des centaines d’heures de débat politique pour l’emplacement d’un stade de football ou la création d’un musée de la bière, mais est incapable de se mobiliser pour prévenir ces crimes, accompagner les victimes et lutter contre la récidive.
Dans les enceintes parlementaires, l’association SOS inceste n’a eu de cesse de sensibiliser le monde politique sur l’urgence des mesures à prendre. Présentant leurs propositions auprès du Parlement fédéral en 2009, devant la commission spéciale relative au traitement d’abus sexuels en 2010, lors de la journée d’étude "l’inceste : un tabou dans la loi" au parlement fédéral en 2012 et enfin devant le Comité d’avis pour l’égalité des chances entre les hommes et les femmes de la Cocof en 2014. L’ensemble de ces auditions et rencontres ont mis en évidence certains constats et pistes d’actions pour améliorer notre système.
D’abord, l’importance pour les enfants victimes d’incestes de verbaliser leurs ressentis pour pouvoir se reconstruire. Dès lors, le développement de structures adaptées à l’écoute et à l’accueil des victimes d’inceste est primordial.
Ensuite, la prévention est essentielle, car si les personnes ressentant une attirance sexuelle pour un enfant ne peuvent pas rencontrer des professionnels pour en parler, ils seront amenés à camoufler de tels désirs avec le risque de passer à l’acte. Suite à l’affaire Dutroux, des Centres d’Appui ont été créés en Belgique avec des équipes de santé spécialisées pour entamer des traitements avec les auteurs d’abus sexuels.
Et enfin, la nécessité pour le pouvoir politique de nommer les choses. Camus disait que "Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde", il est dès lors essentiel que l’incrimination d’inceste soit inscrite dans le Code pénal.
Un manque criant de moyens
Malheureusement, les moyens mis en œuvre pour lutter contre ce fléau sont inversement proportionnels à l’ampleur du problème. L’ASBL SOS Inceste dispose d’un budget ridicule de 12 000 euros de subside par an et d’un unique travailleur. Les moyens des trois centres de suivi des délinquants sexuels ont diminué de 20 % pour l’année 2015, passant de 907 000 euros à 740 000 euros. Et aucune initiative législative n’a été prise pour modifier le code pénal.
Si on peut se réjouir que le nouveau Stade national et le Temple de la bière belge voient le jour en 2018 pour respectivement 300 millions € et 25 millions €, ne serait-il pas temps de considérer que la lutte contre l’inceste est une priorité nationale, bien avant le football et la bière ?
Titre, chapeau et intertitres sont de la rédaction.