Bruxelles, 2 août 2044, 7h du matin
Si je suis encore là, j’aurai 87 ans. Projection dans le monde probable où vivront nos enfants et petits-enfants. Telle est en tout cas la direction que nous prenons. Mais il est possible techniquement et économiquement de changer de route. Une opinion de Jean-Pascal van Ypersele.
- Publié le 03-12-2015 à 17h07
- Mis à jour le 04-12-2015 à 12h43
Une opinion de Jean-Pascal van Ypersele, professeur à l’UCLouvain, ancien Vice-président du GIEC (2008 - oct. 2015).
Si je suis encore là, j’aurai 87 ans. Projection dans le monde probable où vivront nos enfants et petits-enfants. Telle est en tout cas la direction que nous prenons. Mais il est possible techniquement et économiquement de changer de route. Bruxelles, 2 août 2044, 7h du matin. La chaleur écrasante est toujours là. L’ozone aussi. Le comité de crise s’est encore réuni cette nuit. L’armée devra aider la Protection civile et les pompiers. L’état d’urgence est prolongé. La sécheresse dure depuis la fin mai, les cultures irriguées depuis une vingtaine d’années ne le sont plus. Cinq agriculteurs se sont suicidés devant le 16 rue de la Loi avant-hier. La puissance de la centrale électrique au gaz-vapeur de Tihange a dû être réduite car la Meuse est trop basse, et les éoliennes tournent au ralenti, faute de vent.
Il n’a pas encore été possible de réparer les voies du TGV Paris-Berlin qui a déraillé près de Louvain il y a une semaine, faisant 52 morts et 234 blessés à cause de rails déformés par la chaleur. Les scouts aident à hydrater les personnes âgées dans les homes, dont les climatiseurs ne fonctionnent que 3 heures par jour, faute d’électricité. Il ne reste plus de place que dans la morgue improvisée dans les entrepôts frigorifiques d’Anvers.
Ceux qui sont partis en vacances en Norvège n’osent pas revenir, malgré l’appel de la FEB à reprendre le travail pour sauvegarder la compétitivité des entreprises belges. La Banque centrale européenne a dû soutenir massivement l’euro face au yuan chinois, car les prévisions économiques sont sombres pour tout l’Ouest de l’Europe suite à la crise climatique.
L’Office des étrangers est débordé par l’afflux d’Egyptiens suite à l’invasion de la moitié du Delta du Nil par la Méditerranée, dont le niveau continue à monter. Et la guerre de l’eau entre la Turquie et la Syrie s’est encore aggravée.
Il y a tout de même une bonne nouvelle : GlaxoSmithKline-Novartis-Nestlé-Suez vient d’annoncer la mise au point d’un vaccin contre le virus du Nil occidental, qui avait emporté le roi William d’Angleterre il y a cinq ans.
Mais tout devrait bientôt aller mieux : lors de la réunion spéciale du G15 de la semaine prochaine, la présidente américaine devrait annoncer que 12 sous-marins sont prêts à aller ensemencer l’Océan austral avec du fer pour essayer d’accroître d’urgence l’absorption de CO2. Elle a aussi annoncé que les 4X4 urbains ne pourraient plus consommer plus de 18 litres aux cent.
Je voudrais rêver que ce ne soit pas ce monde-là
Ce texte, auquel je n’ai rien changé depuis sa publication en 2004, faisait partie de l’avant-propos de mon rapport avec Philippe Marbaix sur les impacts des changements climatiques en Belgique (voir www.climate.be/impacts).
Le 2 août 2044, c’est dans moins de 30 ans. Ce sera le jour du 51e anniversaire de mon fils aîné. Si je suis encore là, j’aurai 87 ans, et je l’espère, des petits enfants.
Le monde plausible que j’évoquais ci-dessus sera-t-il celui dans lequel ces enfants vivront ? Sera-ce le monde dans lequel vivront les enfants que j’ai rencontrés en avril dernier dans le district de Machakos au Kenya, en marge de ma campagne électorale pour la présidence du Giec (1) ? Des enfants dont la région avait été gravement affectée par la sécheresse, et qui retrouvaient le sourire, après des efforts de réhabilitation et de développement d’une agriculture plus résiliente par rapport à la variabilité et aux changements climatiques.
Je voudrais rêver que non, ce ne soit pas ce monde-là.
Et pourtant, l’humanité est bien partie pour aller dans cette direction : les gaz à effet de serre émis depuis la révolution industrielle, et principalement le CO2 dégagé par la combustion du charbon, du pétrole, du gaz et par le déboisement épaississent la couverture qui piège la chaleur au voisinage de la surface de la Terre. Le pourcentage de CO2 dans l’atmosphère a déjà augmenté de 40 %. La température a déjà augmenté de près d’un degré Celsius en moyenne mondiale, et le niveau des mers de 20 centimètres. La fréquence des vagues de chaleur et des pluies très intenses, et la force destructrice des cyclones tropicaux dans l’Atlantique nord ont déjà augmenté. Les premières conséquences du dérèglement climatique deviennent visibles, affectant toujours davantage les populations pauvres, les plus vulnérables.
Empêcher un degré de plus
Un des enjeux, un des objectifs de la COP21 à Paris est de conclure un nouveau traité visant à empêcher la température de gagner encore un demi ou un degré de plus, afin d’éviter un réchauffement considéré comme dangereux par les dirigeants réunis lors de la COP15 à Copenhague, il y a 6 ans.
On sait maintenant, grâce au Giec, que pour avoir au moins deux chances sur trois (!) de rester en dessous de 2°C de réchauffement, il faut que le total des émissions de CO2 depuis la révolution industrielle ne dépasse pas 2900 milliards de tonnes de CO2, alors que plus de 2000 ont déjà été émises. C’est donc une course contre la montre qu’il faut mener, car aujourd’hui, nous émettons environ 40 GtCO2/an. Si nous voulons maîtriser l’augmentation de température, il faut décarboner (2) l’économie mondiale dans les 50 ans qui viennent, et amener les émissions mondiales nettes de CO2 à ZÉRO.
Manque de courage et de détermination
Le Giec a expliqué dans ses rapports, plusieurs fois, que c’était possible techniquement et économiquement. Mais il manque encore le courage, l’ambition, la détermination.
Alors je voudrais terminer par la citation d’un extrait du dernier paragraphe de mon livre, paru il y a quelques semaines (3) : "Nous commençons à réaliser que c’est à nos propres enfants que nous risquons de léguer une planète moins habitable. Oui, de tels constats alimentent un certain pessimisme. […] Mais […] les solutions sont déjà à portée de main aujourd’hui. La manière dont l’énergie est produite et consommée va changer fondamentalement. Ce n’est pas de l’optimisme béat que de croire à tout cela. C’est l’optimisme de la volonté. […] Je reste convaincu que, face aux manifestations de plus en plus visibles du problème climatique, une juste prise de conscience de la gravité de la situation va se faire. De plus en plus de personnes seront touchées dans leur cœur et comprendront profondément l’urgence d’agir. Elles en trouveront alors le courage."
Merci à tous les grands-parents pour le climat, aux parents, aux citoyens, aux étudiants, aux responsables politiques, aux personnes de référence pour différentes religions et philosophies, à vous tous et toutes, de mobiliser ce courage autour de vous.
(1) Voir www.climate.be/vanyp/ipcc
(2) Merci de ne pas utiliser "décarboniser", un anglicisme incorrect. Voir : https ://universit2015.wordpress.com/2015/06/25/non-a-la-decarbonisation/
(3) "Une vie au cœur des turbulences climatiques", écrit avec Thierry Libaert et Philippe Lamotte (De Boeck supérieur, voir http://www.deboecksuperieur.com/titres/133297_/9782804193430-une-vie-au-coeur-des-turbulences-climatiques.html
Ce texte a été présenté à la soirée des "Grands-parents pour le climat" (voir http://gpclimat.be) à Louvain-la-Neuve le 11 novembre 2015.