Transition: je t’aime moi non plus!
Malaise face aux potagers collectifs, coopératives énergétiques ou groupes d’achats communs. Disciples de Pierre Rabhi, où est votre combat pour l’égalité ? Pourquoi cette fuite du conflit ? Le monde ne se limite pas à vos jardins, entre vous. OPINION.
- Publié le 13-12-2015 à 16h32
- Mis à jour le 14-12-2015 à 14h16
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Malaise face aux potagers collectifs, coopératives énergétiques ou groupes d’achats communs. Disciples de Pierre Rabhi, où est votre combat pour l’égalité ? Pourquoi cette fuite du conflit ? Le monde ne se limite pas à vos jardins, entre vous. Une opinion de Joanne Clotuche (Revue Politique) et Emmanuel Bouchat (ASBL Barricade).
Pic pétrolier, réchauffement climatique, agriculture industrielle, alimentation génétiquement modifiée…: les raisons de s’alarmer sont nombreuses. Que ce soit pour se préparer à la fatalité des échéances environnementales ou parce qu’ils souhaitent la combattre, des groupes s’assemblent pour construire des alternatives. Basés, principalement, sur des espaces localisés, ils lancent des processus collectifs et participatifs visant la résilience, c’est-à-dire la capacité à tenir compte des crises énergétiques et environnementales. Parmi ces initiatives, certaines se revendiquent du mouvement de la Transition, modèle basé sur les théories et mises en pratique de Rob Hopkins (1). D’autres s’en inspirent sans s’en réclamer.
Potagers collectifs, coopératives énergétiques, groupes d’achats communs, supermarchés collaboratifs… Derrière ces projets, des objectifs communs, mais le cadre peut fortement différer. Pour certains, la remise en cause du modèle économique dominant et la posture post-capitaliste sont des prémices à tout projet. Pour d’autres, l’enjeu étant environnemental, énergétique, climatique, la question idéologique est secondaire, voire nullement essentielle. Au nom de l’urgence, les alliances pragmatiques prennent la place des associations vertueuses. De quoi attiser les soupçons des sceptiques et autres cyniques…
Renforce le projet néolibéral
Pourtant, difficile de porter haut et fort sa défiance face au prêche positiviste d’un Pierre Rabhi, à la rationalité religieuse d’un Rob Hopkins, à l’accessibilité citoyenne d’un M. Mondialisation ou aux actes faciles d’un Nicolas Hulot. Quand les intentions semblent pures, quand les propos sont universels, quand chacun peut enfoncer avec eux des portes ouvertes, que l’engagement n’exige pas plus qu’une signature au bas d’une pétition ou un don, garder un esprit alerte et sa critique - bienveillante - à portée de main est un défi que nous ne pouvons sous-estimer.
Tout comme nous, des acteurs de la Transition portent régulièrement un regard critique sur les ambiguïtés de leur projet. Nous pouvons d’ailleurs évoquer cette excellente analyse (2) de Christian Jonet qui pointe que "Si les initiatives de Transition ne se définissent ni de gauche (la notion d’égalité n’y est jamais évoquée !), ni de droite, c’est bien le projet politique néolibéral qu’elles pourraient involontairement contribuer à renforcer par leur parti-pris d’atténuation des conflits." Nous partageons également la plupart des critiques qu’il évoque au long de ce texte.
Si certains partisans de la Transition endossent nos questionnements et vont même jusqu’à soutenir certaines de nos critiques, si ces projets sont ambitieux et portés par des personnalités estimables proches de nous, pourquoi restons-nous sur notre faim ? Finalement, sommes-nous trop cyniques ou réactionnaires pour voir l’opportunité entrouverte par leurs démarches ?
Les luttes postposées au "monde d’après"
Si le malaise persiste, il en va bien sûr de ce consensualisme un peu mielleux, aux bras si largement ouverts qu’ils pourraient même embrasser la "big society" d’un Cameron sans broncher, les communautés locales acceptant comme un cadeau les tâches dont l’Etat anglais se débarrasse avec délectation. Serions-nous les derniers partisans de services publics assumés par l’Etat au bénéfice de tous et d’une vision gauchiste dépassée, qui vivons mal tout projet où l’égalité n’apparaît dès les premières lignes ?
Si le malaise persiste, il en va bien sûr de cette fuite revendiquée devant le conflit, qui postpose les luttes dans le "monde d’après". Devant l’urgence, nous serions tous frères. Mais peut-être sommes-nous incapables de supporter tant de "positive thinking", peut-être sommes-nous des pavloviens du conflit ?
Grande place pour un monde plus inégal
Si le malaise persiste, il en va bien sûr de cet "entre soi" (3) où les transitionnaires sacralisent leur ancrage local, leur jardin, leur groupe d’achat commun, dans l’espoir de construire une société résiliente qui ressemble étrangement à une autarcie alimentaire, énergétique… mais qui a aussi pour conséquence de construire une autarcie humaine coupée d’un monde aux contours trop déprimants. En célébrant les lieux communs, ils laissent une grande place pour un monde encore plus inégal et qui bénéficie de leurs désertions pour se renforcer. Mais pouvons-nous mieux qu’eux construire un discours alternatif capable de susciter l’espoir et où la complexité des idées n’empêcherait nullement le recourt à un langage commun ?
Si le malaise persiste, il en va bien sûr de cette dépolitisation des collectifs qui reflète un rapport à la politique qui ne s’assume pas. Sommes-nous si attachés à nos grilles d’analyse que nous ne puissions concevoir qu’une action dans et pour la société soit autre que politique, qu’il n’est d’autre lutte que politique contre ce système mortifère ?
En douceur, surtout en douceur
Les transitionnaires cherchent à construire un autre monde, en douceur, surtout en douceur, où les défis environnementaux, énergétiques, alimentaires… sont prioritaires. Ils le font dans un monde où chacun peut s’emparer de l’espace où il vit pour repenser ses modes de consommation. Un monde utopique que nous n’avons pas rencontré. Mais inscrire le changement dans la société et envisager un monde post descente énergétique ne peut se priver de toute pensée critique et des valeurs progressistes, au risque de créer un vide de la pensée dans lequel ne manqueront de s’engouffrer les plus habiles. Si les gourous sont si répandus, c’est d’abord parce qu’il y a des disciples.
(1) Rob Hopkins "Mettre l’accent sur le positif", Politique, n°90, mai-juin 2015. Accessible en ligne http://politique.eu.org/spip.php?article3207
(2) Christian Jonet "Initiatives de Transition : les risques d’un imaginaire politique ambigu", analyse Barricade, 2011 www.barricade.be
(3) Voir à ce sujet l’analyse du Centre Avec "Solidarité et responsabilité politique. Un défi pour la démocratie ",2012.
Ce texte est tiré d’un dossier spécial dans le dernier numéro de la revue "Politique", intitulé "Voyage en alternative - Renverser la logique économique ?" Info sur http://www.politique.eu.org