Comprendre, pour ne pas devenir fous
Aujourd’hui, mon amie Nadia, qui porte le foulard, a croisé un passant qui s’est exclamé en la fixant : "Quelle honte !" en lui faisant un doigt d’honneur. Est-ce l’objectif des assassins ? Opinion.
Publié le 23-03-2016 à 10h57 - Mis à jour le 23-03-2016 à 10h59
Une opinion d'Henri Goldman, rédacteur en chef de la revue "Politique".
Réagir à chaud. Mais ne pas rejoindre la cohorte des "spécialistes en terrorisme" qui savent tout-tout-tout sur Molenbeek dont ils ignoraient l’existence l’avant-veille. Ne pas participer à la méprisable chasse aux nouveaux boucs émissaires qui n’avaient pas trouvé utile de placer un policier derrière chaque jeune Arabe un peu barbu…
Avant toute chose, comprendre. Comprendre, pour ne pas ajouter au mal par des réactions compulsives inappropriées. Comprendre, non pour excuser l’inexcusable, mais pour trouver, s’il y en a, les éléments de logique qui peuvent expliquer la barbarie et en démonter la mécanique. Car si celle-ci n’est qu’une pure folie, alors la voie sera libre pour la contre-folie de quelques Rambo qui n’attendent que ça. Comprendre, pour agir avec justesse et justice, si c’est possible.
Je cherche. Mai 2014 à Bruxelles, janvier 2015 à Paris. Les morts de "Charlie Hebdo", coupables d’avoir insulté le Prophète. Ceux de l’Hyper Casher et du Musée juif de Bruxelles, coupables d’être juifs. Culpabilité insupportable, mais au moins il y avait une explication. Novembre 2015 à Paris. Des morts coupables de quoi ? De vivre dans un Etat qui faisait la guerre au monde musulman, de la Libye à la Syrie ? Mais certains de ces morts étaient eux-mêmes musulmans et, pourquoi pas, s’opposaient à la politique étrangère de leur pays. Mars 2016 à Bruxelles. Coupable, la Belgique ? Elle est dans le ventre mou de l’Europe, ni en flèche ni à la traîne de rien du tout. Coupable, la population de cette ville, la plus multiculturelle de toutes les capitales européennes, c’est-à-dire, notamment, la plus arabe, la plus musulmane ?
La suite de ces attentats témoigne d’une fuite en avant qui pourrait, paradoxalement, ressouder notre population. Celle-ci est aujourd’hui la cible d’une barbarie qui ne fait plus aucune distinction. Désormais, il ne faudra plus mettre des policiers devant les seules institutions juives. N’importe quel lieu un peu fréquenté est une cible potentielle. On pense à la gare de Bologne, en Italie, où, en 1980, un attentat fasciste fit 85 morts dans le seul but de hâter la mise en place d’un Etat policier. Est-ce aussi l’objectif des assassins aujourd’hui ? Je cherche…
Basculé dans le crime aveugle
Ressouder notre population. Recoudre le peuple miné par la méfiance réciproque. Et donc comprendre comment une infime fraction de nos classes populaires issues de l’immigration marocaine a basculé dans le crime aveugle, et pourquoi une fraction un peu plus large l’a probablement protégée face à la police sans l’approuver pour autant. A l’égard de cette population, la parole politique hésite entre les roulements de mécanique - "nettoyer Molenbeek" - qui alimentent la paranoïa ambiante et une démarche paternaliste où on cherche désespérément à adouber des leaders musulmans "modérés" chargés de jouer les pompiers. Des leaders qu’on ne trouvera pas, car la révolte des jeunes belgo-musulmans ne surgit pas de rien. A mes yeux, cette révolte est légitime.
Un choix devra être fait. Il faudra s’y engager à fond, avec courage et sans démagogie, sans ménager les candidats au crime, mais pas non plus les électeurs potentiels d’un futur Pegida qui haussent le ton. Ce choix est celui d’une société véritablement inclusive, qui travaille à réduire des inégalités sociales qui se creusent et qui combat activement les humiliations et les discriminations dont la population musulmane concentrée dans le "croissant pauvre" de la ville est l’objet.
Aujourd’hui, mon amie Nadia, qui porte le foulard, a croisé un passant qui s’est exclamé en la fixant : "Quelle honte !" en lui faisant un doigt d’honneur. Nadia est syndicaliste. Elle se bat pour tous les travailleurs, de toutes origines et religions. Elle est triste, mais solide, même si un tel mépris laisse des traces. D’autres le sont moins. Comment les convaincre qu’on est de leur côté ?