Le religieux doit être l’allié de la laïcité
"Le modèle historique des relations entre laïcité et religions est mis à l’épreuve par les crises que traverse le monde musulman. La réaction du repli au tout à la laïcité n’ouvre pas de perspectives, il faut au contraire créer une culture de progrès de la pensée." Une opinion de François le Hodey, éditeur de "La Libre" et CEO d'IPM Group.
Publié le 12-04-2016 à 09h08 - Mis à jour le 12-04-2016 à 09h57
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Une opinion de François le Hodey, éditeur de "La Libre" et CEO d'IPM Group.
Débats sur l’opportunité du maintien des cours de religion dans l’enseignement officiel, volonté d’inscrire la laïcité ou la neutralité dans la Constitution, suppression par Proximus de la chaîne de télévision catholique KTO, quelles sont les bases idéologiques qui sous-tendent ces initiatives, sont-elles reliées entre elles, sommes-nous face à une exacerbation de l’antireligieux en réponse à une crainte d’une emprise nouvelle du religieux sur la vie publique ?
Séparation entre Etat et religion
Les différentes strates de l’histoire de l’Europe ont permis d’accéder non sans violences au concept d’Etat laïc, et les religions chrétiennes, historiquement les plus présentes sur ce continent, ont su évoluer pour vivre en harmonie dans ce contexte de séparation entre l’Etat et les religions, et pour soutenir les valeurs qui fondent nos démocraties.
Chaque religion a ses fondements spirituels propres ainsi que son histoire forgée en interaction avec celle des pays où elles sont implantées. Le monde musulman, c’est plus d’1,6 milliard de personnes, dont une trentaine de millions en Europe.
De nombreux pays à majorité musulmane sont des organisations étatiques qui ne connaissent pas la séparation entre l’Etat et la religion, il y a entre ces pays et nos traditions politiques occidentales des différences fondamentales quant à la conception de l’Etat et du vivre ensemble. La question que beaucoup se posent est de savoir si ces différences sont issues d’une idéologie religieuse radicalement incompatible avec nos démocraties ou d’événements historiques qui n’ont pas permis à ce stade l’émancipation politique et l’avènement des libertés. L’émergence de l’islamisme radical n’a fait qu’ajouter à cette confusion, pour certains c’est une dérive sans lien avec la religion musulmane, pour d’autres c’est un dérivé dévoyé de cette religion et de ses traditions politiques.
La question du religieux est donc revenue brutalement dans nos sociétés occidentales, la religion musulmane et sa culture politique menacent-elles nos démocraties, faut-il renforcer l’arsenal juridique pour protéger la laïcité de l’Etat, faut-il évacuer le religieux de la vie publique ? Ces questions se mêlent à celles relatives au consensus historique de ces quarante dernières années quant à l’équilibre trouvé entre laïcité et libertés religieuses, notamment via le pacte scolaire et la loi sur les cultes, consensus apaisant mais pas totalement apaisé.
Dénominateur commun
Pour certains, le communautarisme et le religieux sont les principales menaces pour nos démocraties, et seul un modèle construit sur l’idée d’un dénominateur commun "laïc" qui fait fi de toute référence communautaire et religieuse, peut assurer les bases des démocraties apaisées. Dans cette perspective, un réseau unique d’écoles publiques serait le mieux adapté pour donner cette éducation du "vivre ensemble", quant au religieux, il faudrait le cantonner dans la sphère exclusivement privée. Pour d’autres, la violence est un phénomène beaucoup plus complexe que la seule éducation dite laïque ou que l’organisation d’une société qui vivrait une sorte de théorie de la neutralité. La violence est dans le totalitarisme ou le refus de la différence, il existe des idéologies religieuses totalitaires, comme il existe des idéologies laïques totalitaires qui ont fait des dizaines de millions de morts, les révolutions bolchevique et culturelle et le nazisme en étant des exemples dramatiques.
A la base d’une société démocratique et pacifiée, il y a les libertés d’expression, de pensée, de croyance et d’organisation. Une idéologie fondée sur ces libertés est la meilleure façon d’intégrer les différentes communautés, l’enjeu n’étant pas de nier les spécificités communautaires, mais de les inscrire dans une dynamique de projet commun, de respect et de dialogue interculturel.
Pour les religions chrétienne et juive, qui sont historiquement implantées en Europe et qui ont contribué à ce qu’est la culture européenne, leur modèle s’inscrit naturellement dans le projet commun, pour la religion musulmane, dans la mesure où elle est pratiquée par des populations immigrées qui ont quitté des pays dont le projet commun peut être différent, l’enjeu des chocs entre modèles est réel. Ce qui compte, c’est la volonté de chacune des religions et des communautés de supporter le projet commun et d’y contribuer. Si l’une des communautés était en rupture avec ce modèle commun, elle générerait une contre-culture et s’enfermerait dans un communautarisme getthoïsant. Par exemple, de nombreuses voix expriment le souhait d’encourager l’émancipation d’un islam plus en phase avec les valeurs européennes; un tel projet implique de la recherche universitaire, des programmes d’enseignement de qualité et des enseignants bien formés. Déconstruire l’enseignement religieux comme la Communauté française le fait va à contre-courant de cet objectif. Il faut vouloir mettre à la disposition de chaque courant religieux et philosophique un programme solide, qui intègre une formation à l’histoire et à la critique historique, aux questions philosophiques, aux réponses de sens apportées par son courant de pensée par comparaison aux autres, aux liens avec la société, et à la liberté de se former ses propres convictions.
Dans les médias, un cadre de référence
Dans le domaine des médias, se posent aussi ces questions idéologiques. En radio, la Communauté française a prévu des radios communautaires et le CSA a décidé d’attribuer des fréquences à la radio chrétienne RCF, à la radio juive Judaïca, et à la radio pour les populations arabes, berbères et musulmanes Arabel. En télévision c’est très différent, car ce sont les opérateurs du câble et de télécommunication qui choisissent les chaînes distribuées.
Un débat de fond vient d’être posé par Proximus à la suite de sa décision d’éjecter la chaîne catholique KTO de son bouquet. La CEO de Proximus a positionné cette décision notamment sur le plan idéologique : "Si ce critère (le pluralisme) était de mise, je devrais offrir toutes les chaînes liées à une confession religieuse, ce qui n’est pas possible. Le pluralisme impose au contraire que je respecte une certaine neutralité en ne privilégiant par une chaîne par rapport à d’autres." L’intérêt de cette déclaration est de constater que le raisonnement idéologique est présent dans ce genre de décision, et qu’il serait donc logique qu’un cadre de référence soit adopté par la Communauté française. Sur 180 chaînes, une chaîne de télévision catholique n’aurait pas sa place car sa simple présence risquerait de devoir accepter un jour une autre chaîne juive ou musulmane !
Ce qui fait le lit du communautarisme, ce sont les groupes sociaux qui regardent principalement des chaînes étrangères, et qui sont donc complètement déconnectés de la vie sociale et informationnelle belge. Quand vous ne regardez que les nouvelles d’Al Jazeera, vous voyez des représentations de la réalité et des interprétations très différentes de celles qui sont diffusées dans les médias belges. Tant sur le plan de la connaissance de la langue française que sur celui de la compréhension de la société dans laquelle vous vivez, ce type de situation procède exactement à l’inverse de l’intégration. Donc si demain, d’autres projets de chaînes de télévision à vocation religieuse ou communautaire en cohérence avec le projet commun de société venaient frapper à la porte de Proximus, ce serait plutôt une bonne nouvelle, dans la mesure où de tels projets créeraient un contexte culturel et linguistique favorable à l’intégration.
Que ce soit dans l’enseignement ou dans les médias, ce n’est pas en excluant le religieux que l’on progressera dans le vivre ensemble, c’est au contraire en l’incluant dans la scène publique et en le confrontant au débat des idées, que nos sociétés alimenteront une culture du progrès de la pensée.