"Le plus souvent, un terroriste djihadiste est éduqué et a des perspectives professionnelles"
Pour Joseph Henrotin, expert en art de la guerre, "l'ennemi va vers toujours plus de violence et d’efficacité". Ce chargé de recherche à l’Institut de Stratégie Comparée n'exclut d'ailleurs pas que "des attaques chimiques se produisent en Europe". Est-il possible d'enrayer les attentats ?N'importe quel citoyen pourrait-il être attaqué à son domicile ? Le gouvernement belge et la coalition internationale prennent-ils des mesures adéquates ? Joseph Henrotin est l'Invité du samedi de LaLibre.be.
- Publié le 28-09-2016 à 11h25
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Pour Joseph Henrotin, expert en art de la guerre, "l'ennemi va vers toujours plus de violence et d’efficacité". Ce chargé de recherche à l’Institut de Stratégie Comparée n'exclut d'ailleurs pas que "des attaques chimiques se produisent en Europe". Est-il possible d'enrayer les attentats ? N'importe quel citoyen pourrait-il être attaqué à son domicile ? Le gouvernement belge et la coalition internationale prennent-ils des mesures adéquates ? Joseph Henrotin (*) est l'Invité du samedi de LaLibre.be.
Les attentats islamistes se multiplient dans les villes occidentales. Doit-on craindre que ce phénomène perdure ?
Oui, la littérature, depuis quinze ans, ne dit rien d’autre. La mutation de la menace, d’Al-Qaïda à l’Etat islamique, est inquiétante : on va vers toujours plus de violence et d’efficacité. L’ennemi apprend et parvient toujours à se réinventer. Aujourd’hui l’EI, demain qui sait qui ce sera ? Le problème principal est celui de la lutte contre une idéologie, donc un objet totalement politique.
Certaines attaques n'ont pas pour but de faire le plus grand nombre de victimes. Nous l'avons vu avec ces deux policiers tués à leur domicile dans les Yvelines. Est-on là uniquement face à une stratégie de la terreur ?
Sur le théâtre européen, les djihadistes sont dans une stratégie d’attrition. Objectivement, même des actions telles que le 13 novembre (Paris), le 22 mars (Bruxelles) ou le 14 juillet (Nice) sont des "coups d’épingles" destinés à pousser les Etats et les sociétés à la faute, en faisant croître les germes du communautarisme et en ambitionnant de provoquer des guerres civiles ; ou encore en faisant en sorte qu’ils sabordent leurs valeurs fondamentales. A partir de là, des facteurs techniques s’en mêlent : les djihadistes passent à l’action quant ils le peuvent, ou quand ils sentent qu’ils sont sur le point de se faire avoir. L’action terroriste n’est pas stratégiquement neutre, elle a un but. A Magnanville, il s’agit de fragiliser la cohésion des forces de police en les faisant aller travailler la peur au ventre, ce qui peut permettre de générer des effets à plus long terme, comme d’augmenter l’absentéisme ou de chercher à tarir les recrutements des services.
Est-il possible d'enrayer ces attaques ?
Plus un attentat est complexe, plus il nécessite du temps, des moyens et de la coordination, ce qui accroît la probabilité d’une détection. C’est ce qui explique la chute du "modèle Al-Qaïda". L’EI est sur une logique où prévaut le principe de simplicité – organisation plus souple, armement moins sophistiqué (Kalashnikovs, machettes ou camions) – ce qui permet d’accroître sa furtivité. Avec le temps, l’ennemi réfléchit, apprend et s’adapte. C’est tout le contraire d’un "fou" ou d’un "barbare". La question est de savoir si nous pouvons faire de même, plus vite que lui. En tout état de cause, tout ne pourra pas être enrayé.
Le gouvernement, les services de renseignement, la police semblent dépassés par le phénomène. D'autant que ces assassinats ne sont pas toujours commis par des profils connus pour leur radicalité. Les autorités (belges, françaises, allemandes…) sont-elles impuissantes ?
Tous les Etats ne sont pas comparables, du point de vue des moyens alloués, des capacités des services, de la relation à l’analyse de la menace, de la préparation des populations et des politiques de résilience, de la vision de la stratégie à adopter, etc. Mais dans l’ensemble, tout le monde est conscient que tous les attentats ne peuvent être déjoués, qu’il y aura nécessairement des frappes mais que les Etats et les gouvernements perdraient en légitimité s’ils ne faisaient pas tout pour réduire la probabilité d’attaques.
Que devrait mettre en œuvre le gouvernement Michel, sur le sol belge, pour protéger davantage la population ? La réaction de l'Exécutif, qui a notamment placé des militaires en rue, vous semble-t-elle à la hauteur ?
L’actuel gouvernement hérite de plus de vingt ans de naïveté stratégique. L’une de ses premières décisions, en décembre 2014, a d’ailleurs été de supprimer un peu moins d’un an du "budget vérité" (budget hors-pensions moins les retours à l’Etat sous forme de précompte et de cotisations, en 2013) de la défense sur la durée de sa législature. Le chantier est donc immense. Sans être exhaustif, il est d’abord culturel : il faut changer de logiciel. C’est le cas aux plans politique comme universitaire. Les questions de sécurité/défense ne sont abordées qu’extrêmement superficiellement, ayant longtemps été perçues comme "sales". Un centre de recherche sur le terrorisme verra certes le jour, en 2017. Mais sans un enseignement et une recherche adaptée, comment former des cadres, y compris politiques, qui prendront des décisions adaptées, sans surréagir ? Comment combattre quelque chose qu’on ne comprend pas, en dépit d’une littérature abondante, mais ignorée ?
Deuxièmement, la Belgique sait-elle ce qu’elle veut ? Elle ne dispose pas d’une véritable stratégie de sécurité nationale prenant en compte la stratégie intérieure, militaire, diplomatique, juridique, économique, maritime ou encore d’influence. Le niveau politique sait-il ce qui est tolérable ou pas ? Ce qui est mobilisable ou pas ? On ne peut pas atteindre d’objectif n’existant pas. Le définir est typiquement un travail politique de première importance.
Le chantier n'est-il pas aussi budgétaire ?
J'allais y venir, c'est le troisième point : il faut corriger nombre de déficits identifiés depuis des années. Depuis le début de la législature, plusieurs centaines de millions d’euros supplémentaires ont été annoncés comme réaffectés aux questions de sécurité/défense. C’est très bien mais il faut à la fois reconstruire des capacités perdues – ce qui ne produira pas ses effets immédiatement – mais également poursuivre, voire développer de nouvelles politiques, notamment en matière de communication de crise et de résilience. L’Etat ne peut pas tout : il y perdrait sa légitimité en le faisant croire et il devra s’appuyer sur les citoyens, mais sans doute aussi sur les Régions. Ce sera compliqué, parce que la mécanique institutionnelle belge n’a pas été conçue pour être efficace mais pour répondre à des consensus. Mais ce sera nécessaire.
Quatrièmement, ce qui est le plus efficace provient souvent du "bas" - les échelons d’exécution – plutôt que du "haut" politique : laisser faire les professionnels, ne pas les corseter autrement que par l’état de droit, cela parait nécessaire. Face à la situation actuelle, sur le territoire national, le véritable "pion élémentaire", qu’il soit capteur ou effecteur, n’est pas le militaire, mais le policier ou le douanier : leur formation continuée me semble essentielle. Par ailleurs, l’armée a certainement des choses à dire sur les déploiements sur le territoire national : pourquoi ne pas l’écouter au lieu de l’épuiser dans des missions certes politiquement très visibles, mais condamnées à l’échec, connaissant la persistance de la menace ? Beaucoup de choses sont à faire, toutes ne coûtent pas d’argent.

Israël est souvent cité en exemple en matière de sécurité. Est-ce vraiment un modèle à suivre ?
Le cas israélien est trop atypique pour être exportable en Europe : plus de 60 % de la population a une formation militaire et plus d’un quart des dépenses publiques est affecté à la sécurité. Pour la Belgique, cela signifierait annuellement plus de 50 milliards d’euros, contre un peu plus de 8 en 2013 (police, justice, armée)… Les contextes sociopolitiques ne sont tout simplement pas les mêmes : quels sont les Gaza belge ou français ?
Attentats-suicides, attaques au camion, à l'arme blanche, au fusil d'assaut… Quelles sont les prochaines étapes ? Une attaque biologique est-elle envisageable ?
Biologique, je ne pense pas : la simplicité est un principe cardinal de la guerre. Or, au même titre que le nucléaire, le biologique est compliqué à concevoir et à mettre en œuvre. Par contre, on a déjà observé en Irak, depuis 2004, des attaques chimiques plus ou moins improvisées. Il n’est pas impossible que des attaques de ce type se produisent en Europe. La logique n’est alors pas nécessairement de faire le plus grand nombre de morts avec des agents sophistiqués – VX, sarin, tabun, soman – mais plutôt de provoquer des phénomènes de panique.
N'importe quel citoyen pourrait être attaqué à son domicile ?
Pour l’heure, je ne pense pas, en vertu du principe d’économie des forces : n’est une cible que celui qu’il est intéressant de cibler. Par contre, une foule, parce qu’elle est une masse de cibles, est plus "rentable" pour l’ennemi.
Les djihadistes sont-ils en recherche de notoriété, y compris post-mortem ? Lorsque les médias diffusent leur nom, leur photo, leur biographie, c'est en partie tomber dans leur jeu ?
Le djihadiste de l’EI me semble surtout se percevoir comme un soldat, son sacrifice doit, pour l’organisation, avoir valeur d’exemple. Cependant, le "culte des morts" me parait moins prononcé que dans les organisations palestiniennes, par exemple. Médiatiquement, le vrai problème me semble porter sur l’exacerbation des aspects émotionnels : il faut donner du sens aux événements, expliquer, contextualiser, prendre de la hauteur. S’il faut se souvenir de nos morts, nous complaire dans les coups encaissés ne nous aidera pas.
Gilles Vanden Burre, député fédéral Ecolo, affirme que "ceux qui commettent des attentats sont des jeunes désœuvrés". Lui donnez-vous raison ?
Ce n’est qu’exceptionnellement le cas, selon la littérature de ces quinze dernières années. Les travaux, menés biographie par biographie, montrent des trajectoires de vie très diversifiées, mais où domine le facteur idéologique. Le plus souvent, un terroriste djihadiste est éduqué et a des perspectives professionnelles. Je pense que l’on n’a toujours pas compris la nature du problème : nous restons sur des grilles de lecture reflétant notre zone de confort intellectuelle mais nous ne parvenons pas à penser un "Autre" dont l’objectif ne serait pas d’être "comme nous" mais de nous balayer. Le djihadiste adhère à une vision du monde qui a son propre sens, même s’il nous parait aberrant : c’est tout le contraire du désœuvrement.
Certains spécialistes affirment que l'EI perd du terrain en Syrie et en Irak, d'autres soutiennent le contraire. Qu'en est-il exactement ?
Il y bien des pertes de terrain, qui ne sont que partiellement compensées par des gains. Mais on a sans doute tort de ne se focaliser que là-dessus : ce n’est qu’une variable. L’ennemi est dans une logique de guerre hybride, où le rapport au territoire est naturellement fluide. Dès lors, ce qui importe le plus est l’attractivité stratégique du modèle qu’il représente et dont les marqueurs ne sont pas uniquement les départs de candidats au djihad vers la Syrie ou l’Irak.
La stratégie de la coalition internationale, qui consiste essentiellement en des frappes aériennes, est-elle la bonne ?
Si l’on parle stratégie, il faut prendre en compte les autres acteurs engagés : il y a bien des troupes au sol, mais elles sont kurdes, irakiennes, syriennes ou sont des factions (chiites, anti-Bashar, etc.), que les Occidentaux contribuent à former et/ou à armer. La stratégie, dans ce cadre, est la plus réaliste à disposition. Qu’elle soit efficace, seul l’avenir le dira.
La coalition devrait-elle intervenir au sol ? Pourquoi ne le fait-elle pas ?
Il y a un "mur des réalités" : les forces occidentales sont engagées dans une multitude d’opérations. Pour certaines, il est physiquement impossible de faire plus, notamment parce que les troupes sont déployées dans les rues. Les forces locales ont l’avantage de la masse, les forces occidentales de la technologie. Des options existent mais est-il pertinent de mettre en danger un potentiel actuellement très faible ? Au-delà, on parle d’opérations très létales impliquant parfois des armements chimiques : les Etats sont-ils prêts à s’engager massivement et consentir des pertes ?
L'EI peut-il s'implanter durablement dans la région ?
Ce qui allait devenir l’EI a été anéanti une première fois en 2006. Il a pu renaître de ses cendres mais a aussi prospéré jusqu’au paroxysme de 2014. S’il n’est pas impossible de le liquider à nouveau, il faut bien comprendre qu’à chaque "groupe djihadiste dominant" – ce fut un temps Al-Qaïda, c’est maintenant l’EI – a succédé un autre. Le problème n’est pas tant le groupe que l’idéologie qu’il porte et qui est résiliente.
Entretien : @Jonas Legge
(*) Joseph Henrotin est chargé de recherche à l’Institut de Stratégie Comparée et rédacteur en chef du mensuel "Défense & Sécurité Internationale".