Etats d'âme avec Florence Aubenas: "Je m’étais programmée pour tenir cinq ans…" (VIDEO)
- Publié le 18-05-2017 à 13h11
- Mis à jour le 10-05-2019 à 16h21
Biographie. 1961: Naissance à Bruxelles, le 6 février. 1986: Entre au journal "Libération". Elle couvre les guerres au Rwanda, au Kosovo, en Afghanistan, en Irak. Elle est aussi reporter en France et couvre certains grands procès, dont celui d’Outreau qu’elle raconte dans "La Méprise". 2010: Dans la peau d’une salariée précaire, elle raconte son expérience dans "Le quai de Ouistreham". 2012: Au journal "Le Monde", elle suit le conflit syrien et continue ses reportages dans la France profonde.
"Venez voir, c'est l'otage"
Le matin, dans l’appartement bruxellois de sa maman, elle prépare - un rien tendue quand même - l’exposé qu’elle présentera ce soir-là, aux Grandes conférences catholiques. Lorsque son amie Frédérique lui a proposé de venir parler de son métier à Bruxelles, elle croyait se retrouver dans une petite salle. Puis, Frédérique lui a subtilement distillé les informations : il y aurait 1 300 personnes. "Tu seras seule sur scène." Puis, "le roi Albert II et la reine Paola seront là". Donc, Florence Aubenas a bien préparé. Et le soir, devant une salle comble, sans une note, elle assure. Elle raconte. Rigueur, humour, sens du récit. Elle percute. Soixante minutes de passion.
On ne naît pas Florence Aubenas. On le devient. Comment ne pas évoquer sa mère, Jacqueline, critique de cinéma, professeure à l’Université libre de Bruxelles, ce petit bout de femme qui a donné à ses enfants ce bien précieux : la liberté. D’être, de faire. Jamais, elle n’a empêché sa fille de suivre sa voie, de partir sur les terrains de guerre. En 2005, quand sa fille a été kidnappée, elle a remué ciel et terre, partageant ses journées entre le Quai d’Orsay et la rédaction de "Libé", tous entièrement mobilisés.
Florence Aubenas ne veut pas être que l’ancienne otage, retenue 157 jours en Irak. Très vite, après sa libération, elle a repris une vie normale. Même si elle garde, à l’entrée de son appartement, une cantine bleue contenant des souvenirs d’Irak; elle a tourné la page. Ce n’est pas toujours facile. Son visage reste imprimé dans les mémoires. Lorsqu’elle travaille, en France profonde, c’est toujours pareil. Elle frappe à une porte : "Bonjour, je suis journaliste." La porte se referme aussitôt. Puis se rouvre. La personne dévisage la journaliste, se retourne et crie : "Eh, venez voir, c’est l’otage…" L’image lui colle à la peau. Mais elle refuse d’être une icône de la profession dont elle décrit avec justesse les dérives, la grandeur et les misères d’aujourd’hui. Il est vrai que le métier doit sans cesse se réinventer, car les journalistes sont parfois considérés comme les premiers des menteurs, ou ceux qui pratiquent la révérence et la connivence. Il y a, en effet, encore du boulot.
Vous êtes née et avez grandi à Bruxelles; quels souvenirs en conservez-vous ?
J’y ai vécu 18 ans. Mon père était venu à Bruxelles comme jeune fonctionnaire européen. Ma maman, critique de cinéma, a été professeure à l’Institut supérieur des Arts, à l’ULB. J’ai eu une enfance tout à fait belge, j’étais chez les guides. J’ai fait mes études à l’Ecole européenne. Cela vous donne une tournure d’esprit très particulière : l’Europe est une évidence, cela ne se discute pas. Le Brexit, pour moi, c’est du chinois. C’est un pays que j’aime beaucoup.
Comment vous est venu ce goût pour le journalisme ?
Tardivement. Après mon bac à Bruxelles, je suis allée à Paris suivre des études de Lettres (khâgne, hypokhâgne). Je ne savais pas trop quoi faire. Les métiers possibles, c’était surtout enseigner. Etre prof ne m’allait pas du tout. J’ai regardé à quel type de profession ma licence de Lettres pouvait ouvrir : j’ai postulé à Sciences po et à d’autres concours dont la porte d’entrée était la licence de Lettres. Le premier de ces concours était le journalisme au CFJ (Centre de formation des journalistes). Je l’ai eu. J’ai donc décidé d’être journaliste.
Mais pas tout de suite "reporter"…
Je trouvais qu’être journaliste, ce n’était pas assez concret. J’ai d’abord choisi la technique : j’étais secrétaire de rédaction au "Nouvel Economiste" puis à "Libération". J’aimais ce travail nocturne, j’étais heureuse, je ne pensais pas être reporter. Puis, on m’a proposé de remplacer un journaliste qui traitait des faits divers. Dès le premier reportage, j’ai adoré cela. Ma vie a changé. Ce qui m’a tout de suite plu, c’était le terrain. J’aime rencontrer des gens qui ne sont pas des professionnels de la communication. Bien plus que des ministres. Puis, de fil en aiguille, on m’a proposé des reportages à l’étranger.
C’était le Rwanda en 1994…
Je suis partie sans aucune notion de rien du tout. La première fois où j’ai mis le pied au Rwanda, les gens se sont mis à tirer. Pour bien voir, je suis montée sur une butte. La personne avec qui j’étais m’a dit : "E h, c’est la guerre !" C’était mon initiation de terrain. Après, on m’a envoyée en Algérie, puis au Kosovo, puis en Irak. Il m’a fallu du temps pour comprendre que j’étais devenue correspondante de guerre alors que notre génération était celle de la paix, de la réconciliation, de la chute du Mur, de l’Europe. Les massacres, les guerres, c’était la génération de nos pères. Mais la guerre nous a rattrapés.
En Irak, notamment, où vous avez été kidnappée en janvier 2005 avec votre traducteur, Hussein Hanoun. Comment fait-on pour tenir 157 jours dans une cave, les pieds et les mains liés ?
On tient parce que le problème ne se pose pas. Il n’y a pas d’option : il faut tenir. Dans cet endroit, nous étions nombreux. Aucun d’entre nous ne s’est dit : je vais me jeter sur un garde pour qu’il me tire dessus et qu’on en finisse. Vous avez une envie de vie que vous ne vous connaissiez pas. Il faut vivre, c’est ce qui dépasse tout. Le corps se mobilise pour l’instinct de survie. En temps de guerre, toutes les maladies n’existent plus. Quand je voyage, je fais très attention à ce que je mange et à ce que je bois pour ne pas me retrouver dans des situations compliquées. Je veille à prendre des boissons fermées. Dans la cave, forcément, il n’y a pas de Coca fermé. Dès le premier jour, on m’a donné un bout de pain qui avait traîné, des crudités qu’en général vous préférez ne pas manger et de l’eau qui avait un goût et qui contient d’étranges morceaux. Et il ne m’est rien arrivé, pas même une indigestion ! Le corps entier vous dit : il faut tenir. En hiver, on grelottait dans la cave, l’été, il y avait 50 degrés. Nous avions les mêmes vêtements et n’avons pas été malades.
Dans cette cave sombre, aviez-vous la notion du temps ?
C’est ce qui vous raccroche au monde des autres. Là, vous êtes sorti du monde. J’étais comme dans un puits. La seule chose que vous avez de commun avec ceux qui ne sont pas dans ce puits, c’est le temps, les jours, les heures. Je me suis raccrochée à cela. Désespérément. Je comptais le temps qui passe : c’était une grosse préoccupation.
A quoi pensiez-vous ?
Chacun pense à ce qu’il peut. On n’avait pas le droit de se parler mais on entendait ce que faisaient les autres : certains priaient. Certains otages se sont découvert une spiritualité : Jean-Paul Kauffmann, Ingrid Betancourt sont devenus très pratiquants. Moi, j’ai peut-être raté ma chance… J’essayais de ne pas penser aux gens que j’aimais parce que cela me faisait beaucoup de peine. Je me suis inventé un autre monde.
Lequel ?
Quand vous êtes otage, vous êtes dans la main de l’autre, vous êtes entièrement dépendante de quelqu’un. Pour manger, vous laver, pour tout. Quand la porte s’ouvre, vous ne savez pas si l’on vient vous donner à manger ou vous tuer. La façon de me défendre était de dire : je n’attends rien. Dans ma tête, je voulais que, quand on ouvre cette porte, on me dérange alors que j’étais enchaînée, par terre. Dans mon monde, j’étais donc extrêmement occupée et quand on ouvrait la porte, je me disais : que viennent-ils encore faire… ?
Aviez-vous des échanges avec vos geôliers ?
Non, pas d’échange, je ne les connaissais pas, ne les voyais pas. Ils m’ont donné un autre prénom, "Leila". Puis un numéro : le mien était le 6.
Aviez-vous la conviction que vous seriez un jour libérée ?
Non. J’avais confiance en mon pays, ma famille, mes amis, je me disais qu’ils feraient tout pour me sortir. Je ne le savais pas mais j’en étais sûre. C’est une très grande force d’être sûre de cela. Jamais je n’ai pensé que l’on m’avait oubliée. Mais cela ne suffirait peut-être pas. Et je m’étais programmée à ne pas avoir cette conviction. Je m’étais dit que je pourrais tenir 5 ans et qu’après cela, seulement, j’aurais droit au désespoir. Sinon, ce n’est pas possible. C’est d’autant plus long à vivre car vous ne savez pas si ce jour est l’avant-dernier, le dernier, ou s’il en reste encore des centaines. Et on ne connaît pas l’issue. Ils jouent là-dessus : certains jours, ils venaient me dire : aujourd’hui, on vous exécute. Puis le jour passait. Un autre jour, ils évoquaient une libération. Puis le jour passait. Ils vous font passer de la peur à l’espoir. Chaque signe paraît énorme. Une seconde de plus dans les toilettes pouvait passer pour un signe.
Le jour de la libération est quand même arrivé…
Au début, on a du mal à y croire. Mais il y a eu un signe : on m’a tendu une chaise : je ne m’étais pas assise sur une chaise depuis 157 jours. Il y avait donc un petit "plus". Un truc fort. Mais dans quel sens ? On m’a donné du poulet alors que, pendant tout ce temps, je n’avais mangé que des tomates, des concombres et une sorte de pain. J’ai mangé. Puis on m’a reconduit dans ma cave. Puis on m’a sorti, j’ai remangé le poulet. Puis on m’a reconduit. Puis, enfin, c’était le bon jour.
Dans le livre "Un président ne devrait pas dire ça", François Hollande sous-entend qu’une rançon a été versée pour votre libération.
C’est ce que je pense. Je n’en ai pas la preuve. Il y a deux positions. L’une, américaine, consiste à dire : on ne négocie pas avec les terroristes. Pour eux, verser une rançon, c’est financer le terrorisme. Dès lors, des otages américains sont exécutés et cela légitime le combat contre les terroristes. L’autre position, que je soutiens, consiste à négocier, à privilégier la voix démocratique pour sortir de situations conflictuelles et violentes. C’est en discutant qu’on arrive à faire bouger le monde. Ce n’est pas par le seul combat qu’on éradique le terrorisme. Avec qui d’autre fait-on la paix qu’avec son ennemi ? C’est la sortie de conflit, il faut s’y résoudre. Finance-t-on le terrorisme ? Oui, c’est vrai, mais c’est une plus grande victoire pour un terroriste d’afficher un otage et de montrer qu’il peut en faire ce qu’il veut que d’accepter quelques millions. Les images sont puissantes. Négocier, c’est les priver de ces victoires-là. Les conflits, on ne les résout pas par la violence. Négocier, c’est tout sauf de la lâcheté, de la faiblesse : c’est l’inverse. C’est gagner sur l’autre, l’amener à vos arguments. Mais cela reste un débat.
Le journalisme est à réinventer
Ce métier de journalisme, vous en décrivez souvent les grandeurs et les faiblesses. Il est, dites-vous, à réinventer.
Des gens essayent de le faire évoluer. La tendance, aujourd’hui, est de faire "parler les gens" : on n’arrête pas d’interroger les dirigeants, les têtes couronnées, les chefs d’états-majors et on s’intéresse aux vrais gens. Car l’Histoire est plurielle : l’homme de la rue la raconte à sa manière et le chef du gouvernement aussi. Les deux se valent et fabriquent l’Histoire. Malheureusement, ce n’est pas aussi simple. J’en ai fait l’expérience lors de mon reportage à Caen.
Le journalisme, la liberté de la presse, tout le monde est prêt à les défendre. Mais les journalistes, eux, sont très souvent décriés : trop proches, trop révérencieux, trop institutionnels, trop "connivents". Où est l’équilibre ?
Le journalisme, comme l’Histoire, doit rendre compte de la pluralité de la société et pas simplement des remaniements ministériels. Souvent, l’organisation des journaux duplique l’organisation des institutions. Il faut réussir à intéresser les gens à des sujets qui ne font peut-être pas partie de leurs préoccupations premières. L’an dernier, la couverture de la campagne électorale un peu folle a fait vendre beaucoup de journaux. Parmi les articles que j’ai écrits, celui relatant la grève de 15 filles dans une maison de retraite à Dole, dans le Jura, est celui qui a provoqué le plus de réactions. Si on explique aux gens, si on leur montre une réalité, ils s’y intéressent. Quand je parlais de mon idée de m’inscrire à Pôle emploi, mes collègues me tapaient sur l’épaule et disaient : c’est super que tu fasses ça, heureusement qu’il y a des gens comme toi ! Mais vas-tu vraiment perdre un an pour cela ?
Cyril Hanouna a plus de succès qu’Arte. Faut-il traiter des sujets que le public attend ou lui faire découvrir des situations, des thèmes qu’il ignore ?
On se méprend, le public est capable de recevoir certains sujets selon la manière dont ils sont traités. Avant, au "Monde", on pensait tous que les lecteurs lisaient d’abord nos pages "International". Quand on voit le résultat sur notre site, c’est loin d’être le cas… Mais quand le lecteur pose un tel choix, il veut aussi qu’on lui parle de l’international. Cela nous grandit. Il faut évidemment parler des 600 000 réfugiés rohingyas qui ont été forcés de rejoindre le Bangladesh. C’est le rôle des journalistes de maintenir des sujets importants. C’est notre travail de marteler certains types de sujets (le harcèlement, l’écologie) quand bien même on donne l’impression de crier dans le brouillard pendant un certain nombre d’années. Certains journalistes ont passé leur carrière à parler d’un sujet sans qu’il n’occupe jamais une place majeure, mais leur travail est fondamental.
"Ma mort ne me fait pas peur. Je redoute celle de ceux que j’aime"
Entre vos reportages, comment vous ressourcez-vous ?
Je pratique la natation très régulièrement. Pas dans une villa avec piscine. Dans une piscine municipale. Je marche aussi.
C’est un besoin physique, psychique…
Absolument. J’ai imaginé beaucoup "d’attaques" d’articles en nageant.
Quel genre de vie spirituelle avez-vous ?
Je lis, je vais au cinéma.
Vous croyez en… ?
Les arts. On cherche souvent quelque chose qui vous dépasse. Un artiste vous fait entrer dans une dimension autre.
Quelle est la cause qui vous préoccupe en ce moment ?
Ce qui interroge une société, ce sont souvent ses marges. Aujourd’hui, un des défis majeurs, c’est la mobilité sur la terre, les migrations. Dans trente ans, notre position vis-à-vis des grandes migrations économiques, écologiques, politiques, celles liées aux guerres, fera dresser les cheveux sur la tête des générations suivantes. Certaines positions seront lourdement condamnées. J’en suis intimement persuadée.
Pensez-vous à la mort, parfois ?
Cela ne me fait pas peur. Longtemps, j’avais une vision très idyllique. S’il devait y avoir un accident d’avion avec un seul survivant, j’ai toujours pensé que ce serait moi. On va tous y passer.
Qu’y a-t-il après la mort ?
Ce n’est pas non plus une problématique pour moi. Ce qui m’intéresse, c’est le présent, le vivant. Quand j’y pense, je pense à la mort de mes proches, pas à la mienne. La peur de la mort, c’est la peur de la mort de quelqu’un que j’aime. Je me dis : qu’est-ce que je ferais quand il ou elle ne sera plus là ?