Jean-Baptiste Del Amo : "L’élevage est une tuerie à grande échelle"
- Publié le 15-10-2017 à 10h28
- Mis à jour le 16-10-2017 à 14h11
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L’association L214 intrigue. Comment un groupe de militants a-t-il réussi à porter la question de la souffrance animale au cœur d’un débat de société ? Le romancier Jean-Baptiste Del Amo explore le fonctionnement de L214 et dresse un portrait de ses militants, des gens ordinaires, de tous milieux. Entretien.
Comment êtes-vous passé de l’écriture de romans à cet essai sur l’association L214 ?
Je m’étais rapproché de L214 après avoir découvert leurs enquêtes comme tout le monde, sur internet. Avec ces images, j’ai pris conscience de la réalité de l’élevage et de pratiques dont j’ignorais l’existence, comme le broyage des poussins mâles dans le cadre de la production des œufs. J’ai ensuite présenté les images d’une enquête réalisée à l’abattoir de Mauléon-Licharre. Après ce premier échange avec L214, l’équipe m’a proposé d’écrire ce livre qui était une demande des éditions Arthaud. J’ai accepté car il me semblait évident que mon engagement ne pouvait se limiter au seul choix de changer d’alimentation.
L214 a pris une grande ampleur ces dernières années et a réussi à mettre au cœur du débat politique la question animale. Mettre fin à la souffrance est leur objectif ?
L’association a réellement mis au jour la question de la souffrance animale. Elle ne prétend pas y mettre un terme, ce qui serait illusoire, mais œuvrer pour la réduire au maximum. Historiquement, les associations de défense des animaux ont longtemps axé leur travail sur la défense des animaux domestiques, la maltraitance et parfois la sauvegarde de certaines espèces en milieu naturel. Mais il y avait un flou sur la destinée des animaux d’élevage. Si ce débat émerge aujourd’hui, c’est aussi parce qu’il coïncide avec une prise de conscience plus large de nos sociétés sur l’élevage. Nous connaissons désormais les méfaits de la viande sur la santé, l’impact environnemental et les émissions de gaz à effet de serre émanant de cette industrie. Le discours sur la souffrance animale est devenu audible et légitime.
Les détracteurs de l’association L214 critiquent les méthodes de ses militants qui s’infiltrent dans les abattoirs et cachent des caméras. Pour vous, ces "actes de désobéissance civile" sont nécessaires ?
Absolument. Ces gens sont des lanceurs d’alerte et ils n’ont pas d’autre possibilité que d’avoir recours à ce que la justice peut éventuellement considérer comme des infractions (pénétrer par exemple dans l’enceinte d’un élevage ou d’un abattoir), pour montrer une réalité qui nous est cachée. Ce qui doit nous interroger, c’est que ces militants puissent être accusés et condamnés alors que la mise à mort de ces animaux est quant à elle légale et perpétrée en toute impunité. Je considère que le travail de ces militants devrait être reconnu d’utilité publique plutôt que jugé devant les tribunaux.
Vous écrivez que 70 milliards d’animaux vertébrés sont abattus chaque année, vous parlez de "tuerie à grande échelle".
On abat chaque année autant d’animaux qu’il n’y a jamais eu d’êtres humains sur la Terre dans toute l’histoire de l’humanité. C’est une mise à mort, organisée et systématisée. Cette tuerie à grande échelle n’a plus de raison d’être aujourd’hui, surtout dans les pays riches où on a développé suffisamment d’alternatives pour se passer de la mise à mort des animaux.
Appelez-vous à arrêter de manger des animaux ?
Le premier objectif du livre est de s’adresser à des gens curieux de l’association et faire un état des lieux de l’élevage et de l’abattage. En France, suite aux enquêtes de L214, une commission parlementaire a eu lieu sur les conditions d’abattage des animaux de boucherie. Ces auditions ont permis de confronter la législation et son arsenal de dispositifs supposés garants du "bien-être animal", la réalité de leur application et le discours des responsables d’abattoirs. Face aux images des enquêtes, on se rend compte de l’impossibilité d’assurer un abattage des animaux sans souffrance. Dès lors, il est effectivement de notre responsabilité de remettre en question ce système et d’encourager une transition de nos sociétés vers une alimentation végétale.
Faire souffrir les animaux pour le bénéfice des hommes est donc illégitime ?
Nous pouvons aujourd’hui avoir une alimentation équilibrée sans consommer de produits animaux. Nous savons aussi que l’impact environnemental de l’élevage est également colossal. Il y a donc la question centrale de la souffrance des animaux, mais aussi celle de l’impact de cette industrie sur nos modes de vie et sur notre écosystème, qui engage à son tour de nombreuses souffrances. Nous faisons tous partie d’une communauté du sensible, vivant sur une Terre extrêmement fragilisée. Se poser la question de la légitimité de l’élevage est l’un des grands défis éthiques de nos sociétés.
En sous-titre du livre, la mention "Un autre monde est possible". Vous invitez les êtres humains à une révolution copernicienne : considérer que les animaux ont le même droit de vivre qu’eux ?
Oui mais il ne faut pas avoir une vision caricaturale de l’antispécisme. Il ne s’agit pas de réclamer les mêmes droits pour les animaux et pour les humains. Donner le droit de vote à une vache n’aurait ainsi aucun sens. Il s’agit de défendre l’idée d’une égalité de considération des intérêts des êtres sensibles. Cela donne lieu à des droits fondamentaux, tels que le droit de ne pas être tué, de ne pas être exploité, ou le droit d’être libre. L’idéal du mouvement antispéciste est de tendre vers cette reconnaissance. Bien évidemment, l’avènement d’un monde antispéciste ne saurait se produire du jour au lendemain, et cela nécessitera encore de nombreuses années, mais nous devons poser dès aujourd’hui les bases de sa réalisation.
Une idée reçue circule à propos de l’agriculture et de l’élevage : il faudrait produire encore plus pour nourrir la planète qui connaît un essor démographique exponentiel. Or, vous expliquez que plus les habitants des pays riches mangent d’animaux plus les habitants des pays en voie de développement souffrent de la faim. Pourquoi ?
L’élevage creuse inévitablement des inégalités. Cette industrie réquisitionne 70 % des terres cultivables dans le monde. La part consacrée aux troupeaux est infime, la majeure partie est consacrée à la production de céréales destinée à la consommation des animaux. Pour produire un kilo de protéines animales, il faut 4 à 6 kilos de protéines végétales. Si nous envisageons la disparition de l’élevage, nous pouvons imaginer que ces ressources puissent être destinées à la consommation humaine. Bien sûr, dans les zones du monde où il y a des situations de famine, il y a souvent des situations politiques instables, donc la solution n’est pas mathématique. Mais il est clair que l’élevage génère un gaspillage de ressources.
Le faible nombre d’études scientifiques sur les animaux d’élevage, poules, cochons, vaches, moutons... est-il un signe que ces animaux sont considérés comme des biens de consommation au sein de notre société, et donc peu dignes d’intérêt ?
Dans un premier temps, lorsque l’éthologie s’est intéressée aux animaux d’élevage, les études étaient souvent menées dans l’objectif d’améliorer les conditions d’élevage des animaux, et donc leur productivité. Nous disposions d’assez peu de données, contrairement à l’éthologie appliquée aux animaux domestiques ou à certaines espèces telles que les cétacés ou les primates. Ne pas questionner la sensibilité et les capacités de nos animaux d’élevage, c’est une manière de les laisser en lisière de notre considération et donc de légitimer tacitement leur exploitation. Les réduire au statut d’objet est bien plus confortable pour l’industrie et pour le consommateur. Cependant, depuis quelques dizaines d’années, des études ont été menées et ont prouvé que ces animaux sont dotés de sensibilité, capables d’éprouver de la douleur et des émotions, et qu’ils constituent des groupes sociaux souvent complexes. Comment continuer de faire l’impasse sur ces découvertes et les conséquences qu’elles doivent avoir sur nos comportements alimentaires ? Le cas du cochon est intéressant à titre d’exemple : c’est un être que l’on sait doté d’une grande sensibilité mais aussi d’une intelligence étonnante, rivalisant avec celle des grands primates. Il est pourtant élevé et abattu de façon intensive dans des conditions d’une effroyable violence. Ce que ces découvertes nous enseignent, c’est que nous devons étendre notre spectre de considération à l’ensemble des êtres sensibles.
Qui est Jean-Baptiste Del Amo?
Né en 1981 à Toulouse, Jean-Baptiste Del Amo est l’auteur de plusieurs romans publiés aux éditions Gallimard. Il a reçu le Goncourt du premier roman pour "Une éducation libertine" en 2009, le prix Sade en 2013 pour "Pornographia" et le prix du Livre Inter 2016 pour "Règne animal".
Militant. Aujourd’hui militant de la cause animale et végane, la "prise de conscience" du romancier date de 2011 lors de la visite d’un élevage porcin : "Ce jour-là dans l’élevage, j’ai été saisi par ce que j’ai vu, nous raconte-t-il. Je savais que la viande que nous mangeons provenait d’animaux, mais j’avais jusque-là le sentiment que c’était un mal nécessaire. Alors voir ces centaines d’animaux concentrés et enfermés dans un bâtiment suffocant, dans lequel nous avions du lisier jusqu’à la moitié des bottes, plongés dans la pénombre et le corps couvert de griffures, m’a brutalement fait prendre conscience de la réalité vécue par eux. Je les ai alors vus comme des individus à part entière, et non comme un troupeau. Cela a été le début de mon questionnement sur la souffrance animale."