Lutte contre la faim: l’incohérence belge (OPINION)
- Publié le 16-10-2017 à 09h40
- Mis à jour le 16-10-2017 à 14h06
Une opinion de Katelijne Suetens et Stéphane Desgain, pour la Coalition contre la faim (1).
Après avoir pendant longtemps privilégié le renforcement de l’agriculture familiale, la Coopération belge a choisi de miser sur les producteurs capables d’intégrer des chaînes de production agro-industrielle. Problème !
En ce 16 octobre, Journée mondiale de l’alimentation, les statistiques internationales imposent un constat : la faim regagne du terrain. Entre 2015 et 2016, 38 millions de personnes ont rejoint le bataillon de ceux qui souffrent de la faim à travers le monde. Soit une hausse de 11 % en un an, après une décennie de baisse continue. De l’aveu des Nations unies elles-mêmes, éradiquer la faim dans le monde d’ici 2030 comme le promettent les Objectifs de développement durable (ODD), paraît inaccessible. Dans le même temps, les politiques privilégiées par la Belgique pour faire face à cet enjeu laissent perplexe. La priorité donnée au secteur privé sans cadre de régulation spécifique par la Coopération belge au développement, la persistance de la spéculation alimentaire et des agrocarburants sont loin de rassurer.
Le constat s’impose, inéluctable : la faim regagne du terrain. Sont principalement concernées l’Afrique subsaharienne et l’Asie en développement. Les chiffres de la FAO (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture) ne laissent pas de place au doute. Selon l’agence des Nations unies, ce retour à la hausse est principalement lié aux situations extrêmes provoquées par les conflits et les changements climatiques.
Questionner le modèle
Mais ces phénomènes nouveaux viennent se greffer à des tendances de fond, liées à l’évolution du modèle agro-industriel et soulignées par la FAO elle-même : extension de l’emprise des grandes entreprises sur les marchés, modification des habitudes alimentaires, dépendance aux marchés internationaux. Un modèle renforcé par des politiques qui empêchent les agriculteurs d’être rémunérés à un prix décent, qui menacent l’accès à la terre, aux semences de qualité, à l’eau.
Dans ce contexte défavorable, les pays du Nord misent de plus en plus sur les investissements privés afin de réaliser les objectifs de développement durable, tandis qu’ils imposent l’austérité aux budgets de l’aide publique au développement. C’est le cas de la Coopération belge qui a récemment révisé sa stratégie dans le domaine de l’agriculture, se détournant du modèle de l’agriculture familiale. Pour les institutions internationales telles que la FAO, ce type d’agriculture est pourtant le plus efficace pour réduire la pauvreté et la faim. Il repose sur les organisations paysannes qu’il faut renforcer parce qu’elles sont les plus à même d’influencer les politiques nationales. Elles ont en effet démontré leur capacité à développer, défendre et mettre en œuvre des stratégies qui allient le développement agricole et la lutte contre la faim.
Un double problème
Après avoir pendant longtemps privilégié le renforcement de l’agriculture familiale, la Coopération belge a pourtant récemment décidé d’une réorientation radicale de ses priorités, misant désormais exclusivement sur les producteurs capables d’intégrer des chaînes de production agro-industrielle et tournés la plupart du temps vers l’exportation. Cette réorientation pose cependant un double problème. En effet, d’une part, les petits producteurs sont abandonnés à leur sort, sans filet de sécurité, étant donné l’absence de système de sécurité sociale dans la plupart des pays partenaires. D’autre part, ces chaînes sont souvent caractérisées par des relations inégales entre les producteurs et les grandes entreprises de transformation, ce qui accroît la dépendance des premiers et le risque de pauvreté.
Les ONG spécialisées dans le domaine de l’agriculture ont insisté dans le cadre de cette réforme pour que la Coopération belge définisse des balises au financement du secteur privé : soutien aux PME locales, aux organisations paysannes et à l’économie sociale et solidaire. Malheureusement, leur voix n’a pas été entendue. Ceci est d’autant plus inquiétant que les mécanismes de type "blending", mêlant fonds privés et publics, ont montré leurs limites dans le cadre des Etats fragiles, vers lesquels la Belgique a décidé de concentrer son aide.

Régulation financière
Au-delà des financements, d’autres dossiers d’incohérence politique handicapent fortement la lutte contre la faim. C’est notamment le cas de la régulation financière et de la politique énergétique. En effet, près de dix ans après la crise alimentaire de 2008, liée à la spéculation alimentaire, la Belgique n’interdit toujours pas au secteur bancaire de vendre à ses clients des produits financiers spéculant sur les produits agricoles. Ce n’est que sur une base volontaire que les banques s’abstiennent de vendre ces produits. Un tel moratoire tiendra-t-il lorsque la perspective de profits sera plus attractive qu’aujourd’hui ? Cette absence de régulation de la part de l’Etat est d’autant plus grave que les engagements volontaires n’empêchent pas le secteur financier de spéculer sur la nourriture au travers de fonds d’investissement ou pour le compte d’investisseurs institutionnels.
Les agrocarburants
Autre exemple d’incohérence : un tiers de l’huile de palme importée en Belgique sert actuellement de "biodiesel". Les quantités utilisées ont triplé au cours des quatre dernières années. Cette huile est importée de pays où les droits des paysans et des communautés sont bafoués. Il y a dix ans déjà, Jean Ziegler et Olivier De Schutter dénonçaient cette politique européenne consistant à promouvoir des carburants dits durables alors qu’elle entraîne des importations d’aliments au départ de pays dans lesquels la faim sévit. Il est aujourd’hui urgent d’interdire l’utilisation des agrocarburants produits à partir de production agricole.
L’évolution inquiétante des statistiques de la faim est un signal d’alarme pour l’ensemble des décideurs politiques. Eradiquer la faim n’est pas un vœu pieux, mais l’un des deux premiers engagements pris par la communauté internationale en 2030. Cela ne pourra se faire qu’en consacrant les moyens disponibles à l’agriculture familiale et en assurant la cohérence de l’ensemble des politiques avec cet objectif.
→ (1) Voici les organisations membres de la Coalition contre la faim : 11.11.11, ADG, Autre Terre, AEFJN - Antenne belge, Broederlijkdelen, Caritas International, CNCD-11.11.11, Croix-Rouge de Belgique, Collectif Stratégies Alimentaires, Défi Belgique Afrique, Entraide et Fraternité, FIAN - FoodFirst Information and Action Network, Iles de Paix, Le Monde selon les femmes, Louvain Coopération, OXFAM Solidarité/Solidariteit, Oxfam Magasin du Monde, Oxfam Wereld Winkels/Fair Trade, SOS Faim, TRIAS, ULB Coopération, Vétérinaires Sans Frontières, Vredeseilanden.