L’armée européenne : une "fausse bonne idée" (OPINION)
Publié le 01-02-2018 à 09h48 - Mis à jour le 01-02-2018 à 14h35
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Une opinion de Guy Buchsenschmidt, lieutenant général en retraite, vice-président de la Société européenne de défense.
Une défense européenne, oui, une armée européenne, non. La mise sur pied d’une armée regroupant les moyens militaires disparates de 27 nations, supposerait un niveau de standardisation qui relève de la fiction.
A l’époque où je commandais le Corps de réaction rapide européen (Eurocorps), soit de juin 2013 à juin 2015, on m’a souvent demandé si je cautionnais l’idée d’une "armée européenne". N’en déplaise à M. Junker, ma réponse était (et reste) invariable : une défense européenne, oui, une armée européenne, non. Pourquoi ? Très simplement, parce que la mise sur pied d’une telle armée, regroupant les moyens militaires très disparates de 27 nations, supposerait un niveau de standardisation qui relève de la fiction. Mieux : c’est du "wishful thinking". C’est pourtant une idée ancienne, portée sur les fonts baptismaux par le chancelier Kohl et le président Mitterrand, avec la création, dans un premier temps, de la Brigade franco-allemande, puis de l’Eurocorps. Une "success story" qui a malheureusement fait long feu, même si l’Eurocorps aligne un palmarès impressionnant en matière d’opérations extérieures.
L’anglais pour tous les soldats ?
Certaines fonctions du leadership et du management militaire sont certes relativement aisées à standardiser. Il en va par exemple de l’utilisation de l’anglais comme langue de travail - le français, deuxième langue officielle de l’Otan est en "décrochage" -, à tout le moins à partir d’un certain échelon, car au niveau du soldat, il reste du chemin à faire. Il en est de même pour les procédures d’état-major, dès lors qu’elles reposent sur des standards otaniens ou européens. N’importe quel officier issu d’une école de guerre (ou institut supérieur de défense) occidental(e) connaît les grandes lignes de ces procédures.
En revanche, il n’en est pas de même pour les matériels, au sens large. Peut-on imaginer que l’Armée de l’air française mette ses "Rafale" au rebut, pour leur préférer le F-35 américain ? Peut-on penser un seul instant que les Forces armées italiennes se permettent le luxe de bouder Iveco ? Est-il concevable que les Forces armées belges privilégient en matière d’armement léger une firme américaine, au détriment de la Fabrique nationale (FN) d’armes de Herstal ? Certes non.
L’illusion de l’uniformisation
On pourrait objecter que les personnels de l’Eurocorps portent tous, sans distinction de nationalité ou de grade, le même béret bleu foncé, frappé de l’emblème représentatif de ce quartier-général. En effet. Mais ce fut un combat de longue haleine tant certains particularismes étaient exacerbés. On pourrait également user de l’argument selon lequel en dépit d’un "parc" de moyens de commandement et d’information pour le moins bigarré, le quartier-général de l’Eurocorps tourne comme une horloge suisse, tant en opérations qu’en exercices. Oui, mais au prix de quels efforts… Un autre exemple, à la limite de l’anecdote : il est totalement illusoire de songer à "uniformiser" les tenues et les équipements individuels. D’une part, ce serait une gabegie impardonnable et d’autre part, une fois encore, les particularismes nationaux (port des badges, des insignes d’unités, des distinctions honorifiques…) rendraient cette idée irrémédiablement caduque.
RH, vie privée, soldes…
D’autres obstacles se dressent devant la création d’une armée européenne, car les nations refusent catégoriquement - et on les comprend - d’abandonner leur souveraineté dans un large éventail de domaines. C’est notamment le cas des ressources humaines, avec tout ce que cela implique : trajectoires de carrière, politique de rotation et de formation, promotions, affectations, discipline, etc. En matière de santé, le sacro-saint secret médical ne facilite pas - c’est un euphémisme - la constitution d’unités médicales multinationales. Certaines nations - dont l’Allemagne - sont extrêmement chatouilleuses (pour ne pas dire paranoïaques) sur les questions de protection de la vie privée, ceci expliquant cela. Le domaine "légal" est lui aussi très sensible : à titre d’exemple, tous les pays de l’Union européenne n’ont pas la même perception de la notion de "légitime défense". En matière de renseignement, la création d’un climat de confiance, pierre angulaire d’une coopération renforcée, constitue encore et toujours un défi majeur. Autre obstacle : la défense des intérêts du travailleur, par le biais de syndicats. Inconcevable pour certains pays européens. Un dernier exemple : dans le meilleur des mondes, on peut imaginer qu’au sein d’une armée européenne, les soldes seraient standardisées. Pure fiction…
Souveraineté à céder
En résumé, soyons clairs : dans les circonstances actuelles, la mise sur pied d’une armée européenne est "une fausse bonne idée". En revanche, une "Défense européenne" est possible, à condition que l’ensemble des nations de l’Union y adhèrent sans arrière-pensée et acceptent de céder certains pans de leur souveraineté. Mais c’est là un autre débat…