Du numérique, notre salut ! (OPINION)
Publié le 04-02-2018 à 13h29 - Mis à jour le 04-02-2018 à 13h30
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Une opinion d'Hugues Bersini, professeur d’informatique à Solvay et Polytech de l’ULB, directeur du laboratoire Iridia, laboratoire d’intelligence artificielle de l’ULB.
Il y a urgence vraiment. Nous nous trouvons au pied de multiples murs qui ont pour nom : réchauffement climatique, environnement et agriculture en péril, inégalités explosives, tensions communautaires, systèmes économiques hyper-fragilisés… Or, la loi est beaucoup trop lente au regard de l’instantanéité algorithmique. La loi est beaucoup trop souple, beaucoup trop interprétable, au regard de la coercition algorithmique. Les Gafa (Google, Apple, Facebook et Amazon, NDLR) nous le prouvent chaque jour. Leurs technologies n’ont de cesse de précéder les lois, de se substituer aux lois. Dans cette course-poursuite entre algorithmes envahissants et juristes dépassés, c’est une voie intermédiaire qui est plaidée ici : donner leur juste place à ces algorithmes dont les Gafa nous démontrent l’efficacité chaque minute, à la condition que la politique et le citoyen reprennent la main sur leur conception, leur écriture.
Impôts algorithmiquement prélevés
Du coup, on préférera la voiture qui s’arrête d’elle-même au feu rouge à un conducteur qui freinera pressé que la peur de l’accident, l’appréhension d’une amende onéreuse ou de quelques points en moins sur le permis. Les statistiques nous le prouvent : de nombreux lits d’hôpitaux et incinérations devant des proches en sanglot seront passés par là avant de connaître cette évolution. On préférera aussi la domotique intelligente qui réduit vos émanations de gaz à effet de serre de 50 % à une tractation sur le marché des quotas polluant ou la peur de l’amende découlant d’un dépassement du seuil d’émanation autorisé. Alors que la planète est déjà en ébullition. On préférera enfin des impôts algorithmiquement prélevés à la source à une longue réflexion consacrée à toutes les manières de contourner sa contribution financière aux biens publics. Et cela alors que le centième best-seller écrit par un prix Nobel d’économie sur les inégalités croissantes sera publié, s’illusionnant que la situation puisse s’améliorer alors que les services publics se retrouveront demain en lambeau.
Toute démocratie se cherche un positionnement idéal entre efficacité et légitimité. Aujourd’hui, dans un grand nombre de nos pays, il semble que l’obsession de légitimité par la mystifiée voie électorale ou référendaire prenne de plus en plus le pas sur la piètre qualité des prestations gouvernementales. Pourtant, face à cette défiance de la politique et de nos gouvernants qui s’installe insidieusement partout, amenant de nombreux citoyens à lorgner avec envie les solutions extrêmes, le moment n’est-il pas venu de repenser ce positionnement ? N’est-il pas temps de reconsidérer les modes de légitimation au profit, cette fois, de plus d’efficacité ? Un gouffre béant se creuse entre des mécanismes politiques ancestraux qui ont mal vieilli, et la fulgurante apparition des algorithmes et des télécommunications qui se plaisent déjà, et sans l’aval de qui que ce soit, à redessiner en toute liberté les contours de notre vivre ensemble : normes, réputations, communautarisation, division du travail, économie de marché.
Invasion numérique
Notre vivre ensemble est à ce point considérablement bouleversé par cette invasion numérique qu’il n’est plus possible de douter de son efficacité. Sur le chemin reliant la légitimité à l’efficacité, un algorithme n’a, de fait, aucune légitimité, tout pensé et conçu qu’il soit pour être d’abord et avant tout pleinement efficace. En France, l’algorithme "Admission Post Bac/Parcoursup" a déjà fait couler beaucoup d’encre eu égard à la grande sensibilité du sujet : l’affectation de nos chères petites têtes blondes aux établissements scolaires et universitaires qui les accueilleront pendant de nombreuses années. Les parents s’étant souvent émus du sort réservé à leurs enfants ont, à juste titre, exigé davantage de transparence, d’autant que le tirage au sort se trouve souvent évoqué en ultime recours, au grand dam de ces mêmes parents choqués que jet de dé et enseignement fassent si bon ménage.
En réponse à ces inquiétudes et incompréhensions, l’algorithme a finalement été rendu public. C’est indéniablement une étape dans la très bonne direction.
Reprise en main du big data
La prochaine étape doit déboucher sur le groupe de développeurs en charge de son écriture, son maintien et ses évolutions, composé d’experts en informatique, en éducation publique et de citoyens intéressés et responsables, des parents par exemple, tirés au sort. De très intéressantes expériences de reprise en main du "big data" et des technologies informatiques par le public et le politique sont en cours dans des villes telles que San Francisco, Boston ou Milton Keynes (en Grande Bretagne). Boston est le lieu d’expérimentation algorithmique d’un groupe de développeurs sous le label "Code for America" et qui, parmi d’autres réalisations, ont inscrit à leur tableau de chasse l’inscription automatisée dans les écoles publiques. Cela devrait se généraliser dans toutes les villes, tous les pays. Que les auteurs des algorithmes à venir aient accès à un maximum de données publiques, en ce compris celles détenues par les Gafa (et qui leur octroient tant de pouvoir et tant de richesse), afin de concevoir et calibrer les logiciels en charge de notre cohabitation heureuse.
Un enjeu de formation
Pour ce faire, il deviendra nécessaire de former de plus en plus de personnes à la compréhension et au développement de ces algorithmes. Croissance économique et gouvernance algorithmique, il faut que nos enfants ne se trouvent pas exilés du monde à venir et reçoivent, dès leur plus jeune âge, une formation solide à la pensée et la démarche algorithmique. C’est alors, tout naturellement et même très tôt dans l’âge adulte, qu’ils pourront faire partie, soit du groupe d’experts, soit de celui des citoyens informés et tirés au sort. Ils doivent devenir bien davantage que de simples exécutants de leur vie programmée. Cette formation scolaire à la chose algorithmique n’est malheureusement pas de mise aujourd’hui dans la plupart de nos pays. C’est pourtant de l’exploitation de ce savoir que dépendra le recul ou la disparition des murs vers lesquels nous fonçons tous à vive allure.
Ne pas faire des algorithmes… à notre image
L’idée que demain nos comportements soient dictés, ceinturés, téléguidés par des algorithmes a de quoi faire frémir les plus libertaires de nos penseurs. C’est sans doute avoir la vue courte, car n’y a-t-il pas loi plus acceptable que neutre, désincarnée, invisible, se confondant avec les murs, imperméable à l’arbitraire des juges, et laissant à chacun l’illusion que tout lui reste permis… entre les barrières que les logiciels installent. Nous sommes aujourd’hui incapables d’affronter seuls les comptes à rebours que nos comportements trop autocentrés ont contribué à déclencher. Les algorithmes sont déjà partout pour nous aider à faire face à tant de complexité. Il ne faudrait pourtant pas les faire trop à notre image, qu’ils décuplent nos vices et nos avidités, qu’ils accroissent encore la propension très humaine à détourner les biens communs ou simplement à se détourner d’eux. C’est plutôt au service de la collectivité qu’il devient urgent de les engager, et leurs programmeurs aussi. Tout génie de l’algorithmique et convaincu de la dualité humaine qu’il fut, Adam Smith percevait dans la confrontation, la convergence ou la simple rencontre spontanée et paradoxale des égoïsmes privés une harmonisation sociale possible. Malgré ce génie prémonitoire, un ingrédient essentiel faisait pourtant défaut à toute sa rhétorique, l’informatique n’existait pas à son époque. Il n’est plus question de main invisible ici mais d’algorithmes, tout aussi invisibles, et qui, comme les mains, se rejoignent, nous encerclent, pour qu’à l’intérieur de cette ronde nous puissions continuer à danser un certain temps encore.