A quel point un prof peut se tromper… (OPINION)
Publié le 05-02-2018 à 10h10 - Mis à jour le 05-02-2018 à 12h29
Une opinion d'Epiphanie Mugeni, professeure de chimie en secondaires supérieures. Ancienne participante au programme Teach for Belgium.
Dans le magasin, je l’ai reconnu tout de suite. C’était un de mes anciens touristes. Heu : de mes anciens élèves. Et…
Tel est le questionnement qui a submergé mon esprit récemment, lorsque j’ai croisé un de mes anciens élèves d’il y a quatre ans, lorsque j’étais professeure remplaçante dans un Athénée royal en Région bruxelloise. C’est une école fréquentée par une population multiculturelle, dont beaucoup de primo-arrivants, la plupart ayant une faible maîtrise du français parlé et écrit.
C’était ma première expérience en tant qu’enseignante dans une école à encadrement différencié. Bien habillé et avec une attitude irréprochable, Bilal (*), mon ancien élève, était vendeur dans un magasin de téléphones portables. Je l’ai reconnu tout de suite ! Pendant qu’il m’expliquait les fonctionnalités de différents smartphones qu’ils vendent, je me demandais bien s’il se souvenait de moi, et surtout, s’il se souvenait du commentaire que j’avais mis sur son bulletin de la troisième période, à côté de sa note au cours de chimie. J’avais écrit : "Attitude de touriste en classe." Ceci pour exprimer le fait que l’élève était très irrégulier au cours et que les très rares fois qu’il venait, il se plaçait sur la dernière rangée et n’ouvrait jamais son cartable. Il préférait plutôt passer toute l’heure à discuter avec certains camarades de classe qui avaient également décidé de ne rien faire au cours.
Il faut dire que dans la salle des profs, entre collègues outrés par un taux d’absentéisme élevé de la part de nos élèves, on a l’habitude d’utiliser le terme "touristes" pour désigner ce genre d’élèves qui viennent en classe juste pour passer du temps, afin d’éviter d’accumuler des jours d’absences injustifiées et risquer de devenir élèves libres, voire même d’être exclus.
Pendant ce moment que j’étais dans ce magasin, j’étais étrangement habitée par un sentiment de honte. Très curieux, n’est-ce pas ! Ce jeune homme avait l’air d’avoir réussi à se prendre en main. Il avait un boulot ! Quelques minutes plus tard, je lui ai demandé s’il se souvenait de moi ! Eh bien il ne se souvenait pas de moi. Je lui ai dit que moi je me souvenais très bien de lui, même de son prénom ! Il était très étonné. Je lui ai dit surtout que je ne pouvais pas oublier ce jour du bulletin, où j’attendais sa réaction après avoir eu le temps de réfléchir au commentaire que j’avais écrit la veille sur son bulletin. Sa réaction ne s’est pas fait attendre. Je m’apprêtais à faire entrer en classe un groupe d’élèves lorsque je le vis débarquer à l’autre bout du couloir en criant : "Madame, pourquoi vous avez mis sur mon bulletin que je suis un touriste ?" Je me suis arrêtée en face de lui et en toute franchise je lui ai dit que j’avais eu tort d’écrire les choses ainsi et que j’allais modifier mon commentaire sur son bulletin. Alors, soudainement, j’ai vu un élève qui s’est apaisé. Mais, je lui ai dit que je pensais très bien ce que j’avais écrit, même si je n’aurais pas dû l’écrire ! Je lui ai dit que son attitude et ses absences à mon cours me font penser que c’est un touriste qui ne fait rien ! Il m’a souri et puis il est parti.
Mon sentiment de honte venait principalement du fait d’avoir pensé à l’époque, qu’un élève comme lui ayant une attitude irresponsable en classe n’allait arriver à rien dans sa vie !
Combien sommes-nous d’enseignants à penser cela de certains de nos élèves ? Surtout de ceux qui semblent ne pas vouloir faire les choses au moment et à la façon dont on aimerait qu’elles soient faites ? Combien de fois se demande-t-on comment faire pour qu’ils prennent enfin conscience que c’est leur avenir qui est en jeu ?
J’étais contente que la réussite de cet élève me donne tort par rapport à ce que j’avais pu penser de lui il y a quatre ans. Je suis contente cette année de donner cours à un élève de 33 ans inscrit en 5e année, revenu à l’école, déterminé cette fois-ci à sortir de l’école avec une qualification.
A mon avis, ses anciens profs seraient fiers d’entendre qu’il est maintenant le meilleur de sa classe.
(*) Prénom d’emprunt.