Déconstruire le mythe de l’intelligence artificielle (OPINION)
Publié le 06-02-2018 à 10h30 - Mis à jour le 06-02-2018 à 14h57
Une opinion de Michel Wautelet, professeur en retraite de l'Université de Mons.
Augmentation de la demande d’électricité et diminution de l’offre, épuisement des réserves d’indium : l’IA ne pourra pas croître indéfiniment.
Dans le très bon dossier de "La Libre Entreprise" consacré à l’intelligence artificielle (IA), il est entendu, comme l’écrit Marc Lambotte, d’Agoria, que "l’intelligence artificielle est une certitude" et qu’il "faut vivre avec". C’est dans cet esprit que le dossier est réalisé. Dans l’édito, parmi la triple ambition du dossier, on cite : "pointer les enjeux essentiels de l’IA". Si plusieurs enjeux sont effectivement traités, il en est un qui est absent, bien que fondamental : l’enjeu de l’énergie et des matériaux. On dit souvent que le numérique, dont l’IA est une composante essentielle, conduit vers une économie virtuelle, dématérialisée. Mais le monde numérique repose sur des technologies qui sont bien réelles.
Les ordinateurs, les serveurs, les data centers et autres outils numériques consomment de l’énergie. Aujourd’hui, on estime qu’environ 10 % de l’électricité mondiale (de 7 à 15 % selon les études) sert à alimenter le secteur numérique. Les citoyens, les industries, les services en demandent toujours plus. Si on continue à développer l’IA comme ses partisans le désirent, en 2030, la consommation pourrait dépasser 20 % de la consommation électrique mondiale actuelle, et atteindre 40 à 50 % vers 2050. Ce serait évidemment intenable. D’autant plus que, avec la transition énergétique, on se dirige vers une diminution drastique de l’utilisation des énergies fossiles, d’où une inévitable diminution de l’offre d’électricité. Augmentation de la demande d’électricité et diminution de l’offre : le problème ne sera pas simple à résoudre. L’IA et le numérique font partie du problème.
Un autre aspect peu mentionné est l’usage des matériaux. Les technologies de l’IA sont bien réelles. Elles renferment jusqu’à 60 éléments chimiques différents. Certains minerais dont ils sont extraits resteront abondants pendant longtemps encore. D’autres seront bientôt épuisés sur terre. Des innovations emblématiques de la révolution numérique ont généré une dépendance à des éléments rares sur la planète. C’est notamment le cas de l’indium, présent dans tous les écrans tactiles de nos smartphones et tablettes, ainsi que dans les écrans de nos téléviseurs. On estime que les réserves seront épuisées avant 2030. Or les substituts à l’indium n’ont pas les mêmes qualités. Et l’indium intéresse d’autres secteurs industriels importants. On pourrait multiplier les exemples. Les experts de la Commission européenne estiment que la demande européenne pour nombre de matériaux rares va exploser d’ici 2030, alors que les réserves de plusieurs éléments essentiels au numérique, donc aussi à l’IA, sont estimées à moins de 20 ans. La solution passe-t-elle par le recyclage ? Une quarantaine d’éléments essentiels à l’IA sont utilisés de façon diffuse et ne représentent que 0,2 % du poids total. Mais ils sont précieux pour le secteur et ne sont pas recyclés à plus de 1 %. Leur recyclage se heurte à des difficultés techniques insurmontables et demanderait une quantité d’énergie énorme pour des quantités de matériaux recyclés dérisoires. Le spectre de la pénurie de matériaux plane sur le développement de l’IA, avec ce que cela impliquera (it) pour tous les secteurs qui comptent sur l’IA pour leur développement futur.
Face à cet enjeu, il semble que les principaux acteurs de l’IA aient choisi de se taire et/ou de faire le gros dos, préférant ne voir que le très juteux court terme. Pourtant, la réalité technologique est là, inévitable : l’IA ne pourra pas continuer à croître indéfiniment. Il est urgent d’oser contredire les tout-puissants et médiatiques gourous de l’IA, en usant d’arguments scientifiquement et techniquement prouvés. Les géologues au courant de l’état des réserves des minerais stratégiques, les ingénieurs et économistes qui connaissent les implications de la transition énergétique en cours doivent entrer dans le débat. L’IA est un mythe qui profite à beaucoup aujourd’hui, mais risque de tourner au cauchemar général. Il est urgent de déconstruire le mythe de l’intelligence artificielle.
Il faut prévenir pour ne pas avoir à guérir.