Hâter l’émancipation de l’Europe (OPINION)
Publié le 06-02-2018 à 10h22 - Mis à jour le 06-02-2018 à 16h02
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Une opinion de Pierre Defraigne, directeur général honoraire à la Commission européenne.
L’Europe ne serait-elle devenue qu’un pion dans la nouvelle configuration stratégique mondiale qui se dessine ?
Le contraste est grand entre l’inertie de la classe dirigeante européenne, Macron excepté, - mais cette hirondelle-là fait-elle le printemps ? - et l’accélération des transformations du monde sur trois plans : la détérioration du climat, l’impasse de la gouvernance économique mondiale confirmée à Davos et l’hypothèse d’une confrontation stratégique désormais ouvertement évoquée entre l’Amérique et ses deux rivaux, la Russie et la Chine. Avec près d’un demi-milliard d’habitants, une économie avancée et une vieille civilisation toujours bien vivante, l’Europe renoncerait-elle au leadership climatique ? Se résignerait-elle à faire du travail le principal facteur d’ajustement à la globalisation capitaliste ? Ne serait-elle qu’un pion dans la nouvelle configuration stratégique mondiale qui se dessine ? Par-delà les procrastinations de leurs élites, les citoyens européens, peut-être plus lucides, n’ont-ils pas l’intuition que l’Europe comme telle a un rôle à jouer dans le monde : au-dedans en se resserrant autour d’un modèle de société soutenable et au-dehors en affirmant son autonomie stratégique ? Les deux sont en effet indissociables : à la monnaie commune doit correspondre une défense commune.
Une montée des inégalités
Partons de Davos d’une part et de la première page de "The Economist" de cette semaine d’autre part, qui nous forcent à croiser une perspective géoéconomique et une vision géopolitique de l’Europe : la crise de l’ordre économique international et le retour de la possibilité d’affrontements intercontinentaux.
Davos d’abord. Martin Wolf dans son éditorial du "Financial Times" évoque le contraste entre l’embellie de l’économie mondiale constatée par le FMI et la perplexité des PDG du monde quant à sa continuation. "L’ordre économique mondial libéral est malade", titre-t-il : l’endettement combiné avec des taux d’intérêt très bas susceptibles de remonter, les gesticulations de Washington - les tarifs protectionnistes américains, les déclarations contradictoires de Washington sur la faiblesse du dollar qui ont valu une dure et bienvenue réplique de Draghi au Secrétaire américain du Trésor -, la résistance de la Chine à la réciprocité, les incertitudes internes à l’Europe. Mais souligne-t-il avec raison : l’ordre libéral se délite pour partie parce qu’il ne satisfait plus les populations de nos sociétés. L’éditorialiste met bien en évidence les liens entre ouverture, légitimité démocratique et cohésion sociale. La montée des inégalités particulièrement ressentie dans les pays avancés a pour contrepartie une tentation libérale et autoritaire au sein même de l’UE. Le problème des migrants n’arrange rien dans les banlieues populaires et dans les vieux bassins industriels. Dans le même temps les régimes autoritaires - Chine, Russie, Turquie - s’affirment comme des alternatives plus efficaces aux régimes démocratiques occidentaux. Nous voilà bien loin de la Fin de l’Histoire selon Fukuyama.
Une confrontation dangereuse
Précisément nous voici confrontés dans le même moment par "The Economist", à une réflexion sur le retour de l’impensable : une confrontation dangereuse entre l’Amérique et la Russie ou la Chine. Exercice de style sur le thème de "The Next War" - le titre du numéro - ou grain à moudre pour la classe dirigeante européenne toute à ses problèmes internes ? La réflexion sur le risque géopolitique se greffe assez justement sur les avatars du système de gouvernance économique mondial en crise. La coïncidence n’est donc pas fortuite.
Deux ordres de raisons justifient le signal d’avertissement de l’hebdomadaire britannique; la montée des tensions stratégiques et les nouveaux développements de l’arsenal militaire et cybernétique. D’un côté derrière la rivalité des systèmes entre l’Amérique et les deux autres grandes puissances nucléaires se dessinent deux scénarios à risque : la Russie sur le déclin, cherche désespérément - c’est la seule raison d’être de la saga Poutine - à reconstituer une sphère d’influence dans son voisinage et à intégrer les populations russophones; la Chine qui n’a pas d’ambition impérialiste, accélère sa montée en puissance militaire à la mesure de son miracle économique de manière à protéger ses sources et ses lignes d’approvisionnement. Cette politique commence par le contrôle stratégique des détroits de la mer de Chine du Sud, enjeu vital à la fois pour la sécurité de la Chine et pour la liberté du commerce mondiale, et se poursuit pas la mise à distance de l’US Navy dans l’ensemble du Pacifique. Se profile la dure réalité d’un "piège de Thucydide" entre un hégémon montant, hier Athènes et aujourd’hui la Chine et un hégémon sur le recul, hier Sparte et aujourd’hui les Etats-Unis sont donc condamnés à l’affrontement. "Destined for War" comme l’évoque toutefois avec prudence le Pr Shelly de Harvard dans un brillant essai récent.
L’idée dominante de ces élucubrations géopolitiques est toutefois de mettre en évidence que le recours à des mesures de harcèlement stratégique - la "zone grise" - autorisées par les développements technologiques, infiltrations, cyber-attaques, désinformations russes qui font la singularité des guerres "hybrides", doit permettre de rester en deçà de l’affrontement direct et surtout nucléaire. On imagine toutefois sans peine l’instabilité de ce type d’équilibre ainsi réalisé entre grandes puissances surtout lorsque le jeu se compliquerait de l’intervention d’un outsider, la Corée du Nord par exemple.
Le devoir des élites européennes est de se livrer à une synthèse de cette double problématique et d’en livrer les conclusions aux citoyens. Il faut en effet préparer l’opinion européenne à des avancées vers l’unité politique à la fois sur le modèle et sur la puissance - que cette bonne Madame Merkel juge une posture plutôt romantique. Un accord euro contre défense serait pourtant au cœur d’un véritable accord franco-allemand susceptible de faire basculer l’Europe dans le camp des acteurs de premier plan : exemplarité du modèle, capacité stratégique propre sont les deux ressorts d’une Europe pour notre temps, c’est-à-dire d’une Europe actrice de son destin.