Un tribunal comme possibilité
- Publié le 18-05-2018 à 09h38
- Mis à jour le 18-05-2018 à 13h54
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Une opinion de Milo Rau, directeur artistique du NTGent.
Mon projet "Un Tribunal pour le Congo" est un acte symbolique nécessaire. En effet, un tribunal, même fictif, n’est-il pas plus utile qu’un énième rapport sur les droits humains à jeter ensuite aux oubliettes ?
Il y a quelques jours, La Libre a publié dans ces pages une opinion de Sara Geenen et Kristof Titeca sur mon film "Un Tribunal pour le Congo" ("Les dégâts d’un incroyable faux tribunal en RDC", 4/5/2018). Le film évoque un tribunal de six jours que j’ai organisé en 2015 à Bukavu (l’Est de la RDC) et à Berlin. J’ai mis sur pied ce tribunal en collaboration avec l’ordre des avocats congolais, des avocats de La Haye, un jury international, des spécialistes locaux et internationaux et quelques ONG. Participaient également au projet : des représentants du gouvernement congolais et des divers partis d’opposition, des membres des milices, des avocats des grandes entreprises minières et des représentants des coopératives minières en conflit avec elles. Bref, les différents acteurs concernés par ce qu’un expert du tribunal a appelé durant une audition, "la guerre économique la plus importante de notre époque".
Il peut paraître contestable qu’on s’attache ici non pas aux dimensions ethniques de la guerre civile dans l’est du Congo, mais plutôt aux aspects économiques ainsi qu’aux responsabilités du consommateur. Cependant, le film ne représente à lui seul qu’une partie, par ailleurs infime, d’un projet multimédia bien plus large. Les auditions, les interviews et les enregistrements préparatoires peuvent être consultés sur le site web. Le projet est disponible sur différents supports : un livre, une installation 3D et une exposition à La Haye. Quelque 2000 DVD en différentes langues vernaculaires ont également été distribués aux acteurs sociaux de la RDC orientale afin de préparer la suite des auditions. De plus, une émission à la télévision nationale congolaise est prévue.
Il est vexant de constater, dans le texte de Geenen et Titeca, la présence de quelques accusations infondées.
Divergences d’opinion
"Un Tribunal pour le Congo" ne tenterait pas de "voir un lien entre le massacre de Mutarule et la politique industrielle de Banro" - une société aurifère canadienne. Il est impossible de maintenir cette affirmation. Toujours selon les auteurs, "il n’y aurait aucun programme de protection des témoins" dans le tribunal congolais. Ici encore, cette assertion est tout à fait inexacte : le tribunal utilisait un programme de protection des témoins, développé par les Nations unies et l’ordre des avocats congolais. L’affirmation la plus absurde de l’article est qu’ "Un Tribunal pour le Congo" présente ses témoins et spécialistes comme neutres, alors qu’en réalité, ils seraient "partie prenante dans la politique locale ou nationale". Il est évident que ce qu’on appelle des témoins "neutres" n’existent pas réellement et que le film n’avance pas cela non plus. D’ailleurs ce type de témoins n’existe nulle part.
Chaque témoin est présenté avec sa fonction complète, politique ou professionnelle. C’est précisément cette divergence d’opinion, cette dissension, qui confère à "Un Tribunal pour le Congo" toute sa force : dans le jury de Bukavu siégeaient le chef de cabinet du gouverneur, un avocat d’une entreprise minière internationale, un représentant de l’opposition et un avocat des orpailleurs chassés par cette entreprise.
La même remarque vaut pour les spécialistes et les témoins : ils venaient de tous les horizons sociétaux et politiques possibles et étaient présentés en tant que tels, dans le film comme dans toutes les autres publications du projet.
Les vraies conséquences
Il me faut aussi réfuter la critique principale de l’article : selon les auteurs, les limites entre fiction et réalité du projet ne seraient pas clairement indiquées. Il ne fait aucun doute que chacun des témoins et chacun des experts sont réels et qu’ils se sont engagés à ne dire que la vérité dans leurs déclarations. Les conséquences et l’espoir de justice, que l’on retrouve dans "Un Tribunal pour le Congo" sont réels.
C’est également la raison pour laquelle nous menons une vaste campagne pour soutenir financièrement le projet de Sylvestre Bisimba, avocat congolais et investigateur du Congo Tribunal, et son collègue belge Jean-Louis Gilissen, président du premier tribunal à Bukavu et à Berlin : ainsi, cinq autres tribunaux verront-ils le jour dans différentes provinces congolaises.
La Cour mondiale de justice
"Un Tribunal pour le Congo" donne une réponse à une absurdité flagrante : s’il existe une économie mondiale, il n’existe toutefois pas de cour mondiale de justice pour l’économie, une cour vers laquelle ceux et celles qui se sentent lésés puissent se tourner. On se l’accorde, "Un Tribunal pour le Congo" constitue un premier projet. Il ne faut pas avoir lu Foucault pour savoir que toute institution est née d’une ébauche symbolique.
Lorsqu’en 1789, le Tiers-Etat s’était réuni pour se proclamer Assemblée nationale et pour mettre sur pied le premier parlement français, ce fut un acte d’empowerment. Personne n’avait donné d’ordres à ces avocats ruraux ni à ces petits commerçants que le roi de France ralliait.
De la même façon, "Un Tribunal pour le Congo" est un acte d’empowerment, avec tous ses problèmes et tous ses doutes. Sa seule légitimité réside dans sa nécessité ou, autrement dit, dans le fait paradoxal que ce tribunal n’existe que depuis peu.
Lorsqu’on demanda à Jean-Louis Gilissen, un des instigateurs de la Cour pénale internationale à La Haye, pourquoi il avait accepté le rôle de président du Tribunal du Congo, il répondit : "Parce que cela n’est pas possible à La Haye." Parce que la seule alternative à ce tribunal, aussi inachevé soit-il, reviendrait à attendre encore vingt-cinq ans et d’autres rapports sur les droits humains à jeter aux oubliettes. C’est ce qui s’est passé avec le "Mapping Report" des Nations unies de 2010, chargé du rapport sur plus de 600 massacres perpétrés dans l’est du Congo.
L’art n’est pas un langage pragmatique, il est symbolique. Ce que nous avons fait, l’été 2015 dans "Un Tribunal pour le Congo", n’était pas un procès dans le sens où personne n’encourait de peine. Mais, en même temps, il en était plus et moins un. C’était la preuve vivante que ce tribunal était possible. Vu la complexité du problème, le nombre de personnes concernées et le nombre de cas, ce projet n’est rien d’autre qu’une utopie. Exposé aux critiques parce que se situant à la limite du possible. Et, en même temps, il laisse une large place à l’espoir : on peut mettre en place un tribunal, même s’il n’y a que trois cas à traiter.
L’automne prochain, nous pourrons peut-être en traiter dix autres parmi des milliers. J’invite donc Sara Geenen et Kristof Titeca à participer à ce projet difficile, nécessaire et controversé.