Le jeu dangereux de la "sécurisation" du Golfe
Publié le 05-02-2019 à 09h58 - Mis à jour le 05-02-2019 à 10h24
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Une opinion de Sébastien Boussois, docteur en sciences politiques, spécialiste du Moyen-Orient (1).
Attention au retour d’un ordre diplomatique ancien, qui ferait fi de la communauté internationale en promouvant un monde binaire et manichéen. D’autant plus alors que le contexte géopolitique est favorable à l’isolement de pays considérés comme sensibles.
La crise qui a lieu dans le golfe Persique depuis bientôt deux ans prouve à la fois l’efficacité d’un axe américano-saoudien désignant le bien et ses soutiens, mais également l’idée qu’une politique mondiale peut - de plus en plus - se baser sur la post-vérité et les mensonges pour parvenir à ses fins. Ce qui est arrivé à l’Iran depuis l’arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche, ainsi qu’au Qatar, est la preuve que l’invention de contre-vérités et la dissémination de fake news ont encore de beaux jours devant elles.
La sécurisation de l’Iran et par conséquent du Qatar par l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, Bahreïn et l’Égypte, s’inscrit dans un contexte géopolitique favorable à l’isolement de pays considérés comme sensibles à partir du moment où ils mettent en danger la sécurité de pays tiers. La rhétorique du bien et du mal permet de créer un nouvel agenda géopolitique dicté par les États-Unis et ses alliés.
Imposer une vision géopolitique
Dans un contexte géopolitique où l’on verrait le bloc proaméricain dans la région emmené par Riyad et le bloc régional qui s’oppose a l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, on comprend l’intérêt des travaux du chercheur américain Barry Buzan qui insistait sur l’exemple de la guerre froide comme modèle historique de sécurisation globale et à même de structurer les dynamiques de sécurité entre États pendant plusieurs décennies. Le concept théorique de "sécurisation" provient en effet de l’École en sciences sociales de Copenhague et a été développé par Barry Buzan, Ole Wæver et Jaap de Wilde dans leur ouvrage Security : A New Framework for Analysis (2). Il s’agit selon les auteurs de construire un fait en tant que problème et d’en faire un enjeu de sécurité requérant dès lors des mesures spécifiques pour en venir à bout : créer un ennemi, en faire un enjeu vital, dénoncer par tous les moyens les raisons du danger, agir jusqu’à ce que l’acteur visé ait été sécurisé donc neutralisé.
Dans le prolongement de ce modèle, Buzan se demande alors si le concept de "guerre contre le terrorisme" ne constitue pas à son tour une nouvelle forme de macrosécurisation entre États et un outil pour pouvoir imposer sa propre vision géopolitique du monde et contenir de nouveaux ennemis imaginaires et imaginés. Il suggère ainsi que certains États puissants s’en servent comme moteur de leur propre vision politique : exister en désignant son ennemi existentiel.
Sécurisation irrationnelle
Pour les adeptes des théories du complot, le 11 septembre 2001 puis la menace nucléaire iranienne pourraient être perçues comme de purs artifices permettant de donner du crédit à cette nouvelle politique sécuritaire dans la région du Golfe. La lutte antiterroriste menée après les attentats du 11 septembre 2001, l’invasion de l’Afghanistan en octobre 2001 et de l’Irak en 2003 en furent les éléments fondateurs. Pourtant, ce processus est très subjectif et ne répond pas à des éléments tangibles et certains. Il y a une différence entre un rapport bien établi fournissant les preuves qu’un pays finance le terrorisme et ce que l’on appelle en anglais un speech act, où un homme politique déclare que son pays est en danger et qu’il faut agir.
C’est pourtant ce qu’il s’est passé en 2003 lors du déclenchement de la guerre contre l’Irak, après que l’ancien secrétaire américain Colin Powell a déclaré à la tribune des Nations unies que Saddam Hussein disposait d’armes de destruction massive et qu’il fallait absolument intervenir et le neutraliser avant qu’il s’en serve et qu’il soit trop tard. C’était un mensonge qui n’a pas épargné le pays. On fait face à la même conception binaire du monde qu’ont les États-Unis et Israël envers l’Iran et désormais le Qatar.
Il n’y a alors plus de différence entre la crainte et la menace, entre le ressenti et la réalité, entre le subjectif et l’objectif. La "sécurisation" est donc en partie irrationnelle. Dans ce contexte, le risque pour les générations politiques à venir est de glisser vers une gestion politique du monde de plus en plus gouvernée par l’émotion. Ce n’est plus alors le monde qui se polarise, qui se divise, mais bien ses dirigeants qui simplifient à outrance ses caractéristiques. Tout acteur devient donc noir ou blanc, bien ou mal. En juin 2017, lors du déclenchement du blocus, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis ont voulu faire croire au monde entier qu’ils représentaient le camp du Bien, et le Qatar et l’Iran celui du Mal. C’est donc une nouvelle réalité du monde qui se construit sous nos yeux, non plus la vérité. D’où ce développement incontrôlable de la "post-vérité", qui correspond parfaitement à la rhétorique du président Trump, et dont les allégations infondées et les mensonges se multiplient à chaque déclaration. Et qui finissent par ne plus gêner personne sans lui enlever davantage de crédit pour autant.
Vision manichéenne
La parenthèse Obama est refermée et nous sommes revenus de manière pavlovienne à une conception réductrice du monde : l’axe des Croisés tel que l’avait appelé George W. Bush face à l’axe du Mal. L’ère ouverte après le 11 septembre 2001 ne s’est pas achevée avec Barack Obama. Trump l’a prise à son compte et en renforce le caractère binaire. C’est en quelque sorte un retour à un ordre diplomatique ancien qui est en train de s’opérer. Dans ce monde binaire et manichéen, il y a pour les dirigeants américains et saoudiens un constat commun : on peut faire fi de la communauté internationale et revenir à une diplomatie bilatérale comme celle du XVIIIe siècle, alors qu’avec la création de la Société des Nations (1920) et de l’Onu (1945), nous nous étions essayés à construire des organisations internationales qui permettent une négociation collective des grandes questions politiques de ce monde. En attendant, ni le système multilatéral ni le système bilatéral n’ont permis de résoudre cette crise dangereuse pour l’équilibre de la région, mais également du monde. Car la crise du Golfe de 2017 et la sortie des États-Unis de l’accord sur le nucléaire iranien de 2015 constitueraient les premières étapes d’un glissement global dans l’instabilité de la plaque arabique.
(1) Prochain à livre à paraître (février 2019) : "Pays du Golfe, les dessous d’une crise mondiale" (Armand Colin)
(2) Lynne Riener Publishers, 1998.
Titre, chapô et intertitres de la rédaction. Titre original : "La ‘sécurisation’, la nouvelle arme de déstabilisation massive : le cas du Golfe"