Comment ne pas subir le monde numérique? Éléments de réponse

Une recension de Thierry Boutte.

C'est un des plus grand changements que l'Histoire a connu. Bientôt, la pensée déductive sera assurée totalement par les machines mais il n’y aura jamais d’intuition artificielle, d’éthique artificielle, d’humour artificiel ou d’imagination artificielle. Dans son dernier livre (1), le philosophe Luc de Brabandere nous incite à piloter cette nouvelle société qui conjuguera humanisme et numérique.

La transformation digitale de notre société est un des plus grand changements que l'Histoire a connu. Le philosophe ne veut pas avoir raison, il veut être utile. A ceux qui craignent de subir cette révolution numérique, le livre propose une méthode -en trois étapes- pour la piloter.

Le basculement du monde

D'abord essayons de percevoir et de comprendre le basculement du monde. A coup de questions, telle est la recette du philosophe. Où sont les choses, se demande-t-il? L'espace est devenu cyberspace, mais on n'y trouve ni distances ni surfaces. Quand se passent les choses? L'heure sur Internet est celle dont on convient, mais alors, le temps peut-il encore mesurer le travail? Et puis, comment classer les choses? Dans le monde matériel, une bibliothèque utilise des sections, un supermarché des rayons. Mais certains considèrent qu'avec le big data, -avec sa puissance de mémorisation et ses capacités de calcul-, l'usage des catégories n'est plus nécessaire. Pourquoi les choses se passent-elles, quelle est la causalité ? Dans le monde matériel, si je sais pourquoi, je sais. Mais le monde en réseau est un monde où les rétroactions sont permanentes, où toutes les actions entraînent immédiatement une réaction, où les discussions sont interminables pour savoir quelles sont les causes et les effets d'un évenement. Comment les choses s'expriment-elles? Dans le monde matériel, la différence était nette entre l'écrit et le parlé. Mais l'explosion des messages instantannés supprime leur frontière. Enfin, la différence entre le vrai et le faux n'a jamais été aussi difficile à établir. Plus nous nous connectons, plus nous nous éloignons -sommes donc déconnectés- du monde extérieur. On nous enfume d'oxymores comme "réalité virtuelle" ou "réalité augmentée". L'informatique fait écran. On parle de "post-vérité". Les fake news ressembent au carnaval des vérités. Avec les cybermenteurs, les fabricants de doute (et leur théorie alternative validée par des pseudo-savants mercenaires) et les algorithmes, qu'est-ce qui est virtuel et réel? Dans notre société dite "de l'information", il est paradoxalement de plus en plus difficile de s'informer. La grotte de Platon est désormais tapissée d'écrans. Mais que nous disent-ils du monde? Ce que d'autres prisonniers d'autres grottes ont cru comprendre ou voulu dire du monde. Inquiétant. Même les atronomes n'utilisent plus beaucoup les téléscopes et passent l'essentiel de leur journée à scruter … leurs écrans.

Le futur n'est pas le présent auquel s'ajouteraient des nouvelles technologies, comme un professeur se croyant moderne en convertissant ses syllabus en PDF, ou comme un banquier qui accepte par Internet des ordres de payement qu'il introduit ensuite dans un système comptable développé en 1996. . L'enseignement à distance ne consiste pas à diffuser par Internet le cours filmé d'un professeur mais à imaginer de nouvelles formes de pédagogie pour ceux qui sont nés avec Internet. Médecine, justice, journalisme ou entreprise : l'enjeu ne consiste pas à "numériser" ces métiers essentiels, mais plutôt à les réinventer dans un monde devenu numérique.

Le couple humain - robot

La posture du philosophe est aussi de s'étonner. Et face à la numérisation du monde -inévitable, soudaine et totale - il s'étonne que les discussions sur le sujet ne sont pas assez rigoureuses et les mots utilisés le sont sans une vraie réflexion. Il faut d'urgence retrouver la force de la pensée critique. Ainsi, l'utilisation croissante de robots, inéluctable, doit-elle s'accompagner de nouvelles questions pas si légères que ça? Peut-on programmer un robot pour tuer? Faut-il taxer les robots? Faut-il parler gentiment aux robots? Peut-on être amoureux d'un robot? Un robot peut-il être déconnecté de son constructeur (quitte à ne plus lui transmettre en permanence nos données personnelles)? Il trace une ligne rouge : notre devoir éthique est de ne pas traiter les robots d'égal à égal.

Les décisions des humains sont mues par l'affectif plus que par le déductif. Nous sommes des êtres culturels bien plus que rationnels. Tout le problème est là. Face à nos émotions, nos intuitions et nos valeurs, la programmation est binaire et les algotithmes sont mécaniques. Les sentiments ne sont pas programmables. Et ne croyez pas qu'un algorithme soit objectif. Il reproduira toujours les préjugés, les stéréotypes ou les peurs de ceux qui l'ont conçu, programmé ou commandé. Tout algorithme est nécessairement biaisé.

Une grande partie de ce qui fait notre humanité serait dissous dans un monde construit uniquement d'algorithmes. Tant qu'il y aura des ordinateurs rationnels, nous devrons les utiliser de manière raisonnable. Et non, la guerre des intelligences n'aura pas lieu. Un ordinateur peut calculer un supplément à une addition mais seul un être humain peut donner un pourboire, ce geste instinctif, spontané et joyeux. L'enjeu n'est pas d'écrire une nouvelle de société-fiction mais de sortir des fictions pour bâtir une nouvelle société qui conjuguera humanisme et numérique. Voilà pourquoi il faut également réfléchir aux responsabilités qu'implique la dissémination massive de tous ces outils. Peut-on remplacer un juge par un ordinateur? On ne peut pas simplement confier totalement à des machines des tâches qui nous feraient perdre une part de notre humanité. Notre cerveau n'est pas "un peu comme un ordinateur", mais l'ordinateur permet de décharger le cerveau de ses tâches répétitives. Ils sont faits pour se cotoyer, parce qu'il se complètent.

L'art du zig zag

Le rôle du philosophe n’est pas tant de dire à quoi penser mais de montrer comment penser. Mal nommer les technologies nous empêche de définir les principes d’un humanisme numérique. Penser le futur avec les schémas et les catégories du passé ne peut que conduire à la déception et augmenter les inégalités. Pour piloter –et non subir- cette transformation digitale, pour se réinventer dans ce nouveau monde, une révolution copernicienne est requise et de nouveaux modèles mentaux –surtout dans notre perception des choses- doivent être mise en place. Comment ? Par une approche en zig-zag, entre créativité et innovation.

Le jour où la pensée déductive sera assurée totalement par les machines, il est fondamental que les facultés profondément humaines restent déterminantes. Il n’y aura jamais d’intuition artificielle, d’éthique artificielle, d’humour artificielle ou d’imagination artificielle. Le refus philosophique de déléguer 100 % de ce qui fait notre humanité à un ordinateur devra nous guider. Avec Internet, la question n’est plus tellement ce qu’on apprend mais bien comment on l’apprend. Dans l’ère numérique, il est indispensable de doter les jeunes (et les autres) des indispensables boussoles et repères et d’inculquer l’art de penser de manière critique. Et comme la gymnastique, l’élocution, le piano ou la gastronomie, cet art-là s’apprend avec un professeur, pas avec une machine.

(1)  “Petite philosophie de la transformation digitale -ou comment (re) découvrir l’art du zigzag” Ed. Manitoba, mars 2019, 135 pages, 17 euros.

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