Clara Luciani: "Je suis heureuse et je le sais…"
Dimanche, deuxième journée au Ronquières Festival 2019. Ici, musique, soleil et famille font bon ménage. Les ados se dandinent, les grands-mères se déhanchent, les mamans sexy se verraient bien sur scène, les pères ont posé le petit dernier sur les épaules. Ce n’est pas Woodstock, trois jours de paix, de musique et d’amour. Mais Ronquières, deux jours de bonheur pour ceux qui ont rallié ce plan incliné un peu sinistre où l’on allait autrefois en excursion.
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Publié le 11-08-2019 à 12h14 - Mis à jour le 11-08-2019 à 19h48
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Dimanche, deuxième journée au Ronquières Festival 2019. Ici, musique, soleil et famille font bon ménage. Les ados se dandinent, les grands-mères se déhanchent, les mamans sexy se verraient bien sur scène, les pères ont posé le petit dernier sur les épaules. Ce n’est pas Woodstock, trois jours de paix, de musique et d’amour. Mais Ronquières, deux jours de bonheur pour ceux qui ont rallié ce plan incliné un peu sinistre où l’on allait autrefois en excursion.
Les "tour-bus" des artistes sont rangés sous les grandes arches de béton. À l’intérieur du sien, ça papote et ça rigole. L’ambiance est familiale, c’est la maison roulante des musiciens, managers, techniciens qui vont de ville en ville porter haut les notes de leur artiste : Clara Luciani.
Calée dans un recoin, elle savoure cet été 2019. Elle voudrait que cette tournée n’en finisse pas, être toujours entourée des gens qu’elle aime. Et chaque soir, ou presque, offrir au public ses musiques, ses paroles, ses pas de danse, son énergie. Sa timidité et sa fragilité aussi. "Depuis que cette tournée a commencé, je me réveille tous les matins en me disant : quelle chance ! J’ai tellement le nez dans le guidon que je pourrais ne pas me rendre compte que je suis heureuse. Mais j’ai cette chance : je réussis à dézoomer, à voir, à sentir mon bonheur et à me dire que j’ai cette chance. Le bonheur, c’est ce que je vis. Je suis heureuse et je le sais." Et comme toutes les femmes heureuses, elle est lumineuse, Clara Luciani, même dans la pénombre de son bus qui s’est vidé de ses occupants, la laissant seule pour mieux se confier. Elle sait que tout bonheur est éphémère. Mais lancée comme elle l’est, il n’y a pas de raison que cela s’arrête.
Pourtant, son parcours ne ressemble pas à celui d’une étoile filante. Elle l’a construit, pas à pas. Les bases sont solides. Mais tout n’a pas toujours été facile. Elle grandit, au nord de Marseille, dans une famille aimante, une mère aide-soignante, un père employé de banque qui ne peut malheureusement pas vivre de sa passion, la musique et la guitare : Véronique Samson, les Rolling Stones et les Beatles tournent en boucle. À la maison, tout va, même si les jours se ressemblent un peu trop. L’ennui colore ses jours.
Des années de galère
À l’école, c’est la galère. À 11 ans, elle mesure 1,76 m. Les enfants sont cruels. On l’appelle "la girafe", "l’asperge", "trois mètres". Dans la cour de récré, on l’interpelle : "Il fait beau, là-haut ?" Elle raconte : "J’étais très seule. C’était très difficile. Je vivais voûtée, pour essayer d’être dans la norme. Je n’ai pas eu de vrais amis avant la fin du collège."
Heureusement, la musique s’installe en elle. Avant d’entrer dans l’adolescence, elle vend toutes ses poupées dans un vide-grenier et s’achète une guitare sur laquelle elle gratte ses premiers airs. Sa scolarité est exemplaire. Elle pourrait faire khâgne et hypokhâgne mais ses parents n’ont pas les moyens de financer l’internat. Elle entame l’histoire de l’art puis abandonne. Et décide d’aller à Paris. Les petits boulots s’enchaînent : dans une boulangerie, dans une pizzeria, chez Zara. "Quand je rentrais le soir, je me disais : à quoi tout cela rime-t-il ? Pourquoi, finalement, ne pas reprendre des études parce que, quand même, je m’en tirais bien?" Mais elle s’accroche.
C’est une cruelle déception amoureuse qui lui offre la matière de ses premières chansons. "Je crois que le meilleur terreau de l’écriture, c’est le désespoir. J’aime beaucoup cette phrase de Musset qui dit que les plus désespérés sont les chants les plus beaux. Rien ne me touchera jamais plus que ‘Ne me quitte pas’ de Jacques Brel. J’aime sentir que l’écriture d’une chanson a été essentielle et salvatrice pour la personne qui l’a écrite. Écrire, c’est une manière d’exorciser les douleurs de la vie. Mes chansons, je ne les écris pas en pensant que je vais faire des albums ou des concerts mais comme on crie quand on vous marche sur le pied."
Merci Raphaël
La chance arrive. Elle dit : "J’ai convoqué le hasard". Elle croise Marlon, le chanteur de La Femme, qui l’intègre aux concerts du groupe. Mais c’est Raphaël qui va véritablement la sortir de l’ombre. Pour sa tournée "Somnambule" en 2015, il cherche une musicienne qui puisse jouer de l’harmonium et chanter. Il propose à Clara Luciani de l’accompagner. Elle est aux anges. Mais un incident particulier se produit. "À l’époque, j’étais très amoureuse. La veille du début de la tournée, j’étais sous ma douche. J’entends mon téléphone sonner. Je ne pouvais pas manquer cet appel. Je me suis précipitée, j’ai glissé et je me suis cassé l’orteil. Il était énorme, bleu, j’avais très mal. Que faire ? Renoncer, jamais ! Je devais jouer de l’harmonium, un instrument qui nécessite qu’on pédale. Tous les soirs, j’avais les larmes aux yeux. Je n’ai rien dit à Raphaël parce que je n’avais pas envie qu’il s’inquiète. En même temps, cela me représente pas mal. En ce moment, cela fait trois jours que je suis malade. Mais je me donne à fond. Je monte sur scène, je chante. Je sors de scène et je m’évanouis. Et le lendemain, je recommence. Je serai toujours comme cela. Quand on s’est tellement battu pour faire de la musique, quand cela arrive, rien ne peut vous arrêter."
Puis, c’est Benjamin Biolay qui la repère et qui lui propose d’assurer la première partie de ses concerts. Personne ne reste insensible au timbre de sa voix, à la manière sensuelle dont elle chante ses textes parfois abrupts. Des textes qui parlent d’elle : "J’ai toujours écrit sur ma vie. D’autres ont une imagination narrative pour créer des personnages, des circonstances. Moi, non. Quand j’ai des chagrins d’amour, j’écris des chansons tristes. Quand je suis heureuse, j’écris sur le bonheur". Ainsi, l’artiste fait son nid : "Tout s’est passé très doucement. Finalement, c’est bien ainsi car j’ai une personnalité un peu fragile. Je ne crois pas que j’aurais supporté une espèce de buzz qui arrive de nulle part. J’aime l’idée d’avoir construit petit à petit ce que je vis aujourd’hui."
En 2016, elle est lauréate du concours des découvertes InRocks Lab. Son disque Monstre d’amour est remarqué parce que remarquable. En France, certains n’hésitent pas à la désigner digne héritière de Barbara. Rien que ça ! Puis, elle dégoupille un titre qui va tourner en boucle : "La Grenade". En février 2019, elle reçoit une Victoire de la musique, "Révélation scène". Pourtant, au début, elle, la grande timide, a dû se forcer : "C’est tellement impudique de monter sur scène et de chanter des chansons qui parlent de soi. Je connais beaucoup d’artistes qui connaissent cette contradiction, celle d’être à la fois timide et tout à coup exhibitionniste." C’est le public qui lui donne cette confiance qui lui a manqué. Elle a appris à vivre avec sa taille (1,82 m). "Aujourd’hui, j’ai même mis des talons ! Je réalise que je suis grande et que cela fait partie de moi. C’est peut-être un des avantages de la vieillesse : on apprend à être moins sévère avec soi-même…" Vieillesse, vieillesse… Tout est relatif.
Les livres, le féminisme et la pâtisserie
En la voyant, en l’écoutant, on ne peut s’empêcher de penser à une autre grande chanteuse, Françoise Hardy, dont elle semble être l’exacte réplique, version 2019. "Une grande auteure, une grande chanteuse. J’aime beaucoup sa façon d’écrire. Je l’ai rencontrée, on a discuté. On a la même timidité. J’ai une espèce de tendresse infinie pour elle en plus de toute l’admiration que je lui porte." On lui souhaite la même carrière et le même Dutronc… Elle rit et insiste sur sa progression, pas à pas. "Je viens d’être disque de platine. Jamais je n’aurais imaginé que ma musique puisse toucher tant de gens. Cela rend tout beaucoup plus savoureux." Au point qu’elle confie : "Ma vie spirituelle, c’est ma vie musicale."
Comblée, donc. Mais il y a toujours, comme en chacun de nous, une part d’inquiétude. Celle qu’un jour tout s’arrête. Pas seulement la tournée. Mais tout. "La mort, c’est ma grande obsession. Les complexes que j’avais, j’ai réussi, je crois, à en faire une force. Mais la mort… J’ai une hyperconscience de ma mortalité. Je l’utilise aussi comme un moteur. Ça change tout. Quand on se rend compte que l’on peut ne plus être là, demain, ça rend les choses plus savoureuses."
Ses paroles oscillent en permanence entre le grave et non pas le futile, mais le plus léger. Elle peut parler longtemps de livres (Baudelaire, Maria Tsvetaïeva) puis, à la question : qu’est-ce qui vous révolte au fond ? répondre dans un demi-sourire, comme pour tester son interlocuteur : "Ce qui me révolte ? Les injustices… et les toilettes sèches ! C’est juste pas possible…" Puis on reprend sur un thème plus sévère. Elle a signé le "Manifeste des femmes contre le sexisme dans la musique". "Normal. L’égalité n’existe pas. Il faut dénoncer ce qui ne va pas. Le monde est encore très machiste. Mais je pense aussi qu’il faut savoir nuancer son propos en refusant de banaliser les frotteurs mais aussi de diaboliser les hommes à la première occasion. Il faut un juste milieu. Je ne crois pas que les femmes puissent avancer seules. Il faut créer une alliance entre les hommes et les femmes pour créer une symbiose."
Sa manager déboule : faut y aller Clara ! Elle a la politesse ou la délicatesse de terminer l’entretien. Et si elle devait s’arrêter de chanter ? La réponse fuse : "J’ouvrirais une librairie ! J’ai besoin des livres. Ils sont essentiels. Mais je pourrais aussi ouvrir une pâtisserie. Les livres et les gâteaux, ce sont les deux choses que j’aime le plus car ils nourrissent, l’esprit et les papilles." Lire. Écrire aussi, bien que le plaisir ne soit plus comme avant. "Écrire, recevoir des lettres, j’adore cela. Quel dommage qu’on s’en envoie moins qu’avant. On a perdu le goût des mots. Cela me fend le cœur. Alors, moi, quand j’envoie des textos, ils sont longs et rédigés."
Voilà. Merci, Clara. Non, merci à vous.
Trente minutes plus tard, elle monte sur scène face à un champ noir de monde. Guitare en bandoulière, elle fait la loi, dompte ses musiciens et fait chavirer le public. La chaleur est écrasante. Comme elle l’a promis, elle se donne, donne de la voix, donne son cœur, son âme, comme si elle devait ne plus revenir. Pourvu qu’elle revienne.