"Dis-moi Max, c’était comment, Auschwitz… ?"
/s3.amazonaws.com/arc-authors/ipmgroup/e0cdf7ad-7448-4268-a772-729cbabf2b82.png)
Publié le 18-08-2019 à 08h24 - Mis à jour le 18-08-2019 à 08h25
:focal(2495x1255:2505x1245)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/O34OEWTZKZA33C74PGKEUJJFYM.jpg)
Cet été, chaque samedi, dans les pages “Débats”, nous vous proposons une série de portraits de huit femmes. Après Sophie Wilmès (ministre), Nathalie Maleux (journaliste), Typh Barrow (auteure-compositrice-interprète), Justine Henin (joueuse de tennis), Barbara Trachte (secrétaire d’État), Clara Luciani, (auteure- compositrice-interprète), voici… Nathalie Skowronek, écrivain belge. En dix ans d’écriture, elle a publié six livres. Plusieurs évoquent l’origine juive de sa famille, le drame de la déportation, la responsabilité qui incombe aux générations post Shoah de porter la parole, rare, des survivants.
Elle se couche souvent avec les poules. Car elle n’aime rien tant que se lever aux aurores. Prendre son chien et l’emmener – à moins que ce ne soit le contraire – courir dans les allées de gravier ou sur les pelouses encore couvertes de rosée du parc Wolvendael, à Uccle. Avant dix heures, l’espace appartient aux chiens. Après, la laisse est de rigueur.
C’est cet endroit que Nathalie Skowronek, écrivain belge, a choisi pour la rencontre. Un banc baigné de soleil. Et, d’emblée, elle précise ses origines, son parcours. “Je suis née à Bruxelles. Je viens d’une famille de Juifs polonais arrivés dans les années vingt en Belgique. Il y avait de gros soucis économiques en Pologne et l’antisémitisme s’y développait. La Belgique attendait une main-d’œuvre pour travailler dans les mines”.
Une histoire faite d’exil et de mort
C’est le chemin que suivent ses arrière-grands-parents tant du côté maternel que paternel. Mais la Deuxième Guerre mondiale fauche la famille. À l’exception d’une grand-mère, tous meurent. Leurs enfants, les grands-parents de Nathalie Skowronek, ont 20 ans en 1940. Certains vivent dans la clandestinité, d’autres disparaissent dans les camps. “Je viens de cette histoire-là, faite d’immigration, d’exil et de mort. J’ai vu cette génération se reconstruire après la guerre. Se reconstruire cela passait essentiellement par une idée : le travail. Et cet objectif, voire cette obsession ; se fondre dans une masse qui n’était pas la leur. Il fallait absolument aller du côté de la vie et laisser les morts derrière soi.”
Nathalie Skowronek vit dans un milieu de commerçants de tissus et de vêtements. Ses parents ouvrent une première boutique à Gand. D’autres suivent : cinq au total. Les enfants grandissent dans les magasins, slaloment entre les rayons.
Elle rencontre très tôt les livres. “Je suis quelqu’un qui doute énormément mais j’ai su que les livres étaient ma langue”. Après des études de lettres à l’ULB, elle entre aux Éditions Complexe, une belle maison malheureusement disparue. Puis, “peut-être par manque de confiance”, le déterminisme sociologique la pousse à rejoindre l’entreprise familiale, encore florissante. Pendant sept longues années, Nathalie Skowronek assure l’achat des tissus principalement fabriqués dans le quartier du Sentier à Paris. Elle travaille avec rigueur, avec la tête mais sans le cœur. Elle conserve le sentiment de ne pas être à sa place, d’y travailler par imitation de sa famille qui, elle, avait ça dans le sang. Malgré l’expérience et l’énergie familiale, les enseignes étrangères, deux initiales rouges suédoises, s’imposent et anéantissent lentement les boutiques.
Tous ou presque meurent dans les camps
Autour de l’âge de 30 ans, elle décide de retourner à l’édition et de se lancer dans l’écriture. Elle cite Proust dans La Recherche : “Si je veux devenir écrivain, il est temps que je me demande ce que je vais écrire.” Elle rédige d’abord Karen et moi (
Éditions Arléa)
, l’histoire d’une rencontre, que seule la littérature rend possible, entre une écrivaine, Karen Blixen, et une petite fille de onze ans qui lit La Ferme africaine sous une tente. Mais Nathalie Skowronek ne peut échapper à l’histoire familiale. “Je me disais, loin de moi, les Juifs. Mais cette histoire est tellement tragique et aussi passionnante d’un point de vue romanesque, que forcément, elle m’a rattrapée. Dès que je me suis rendu compte que j’oubliais le numéro de matricule de Max, mon grand-père, 70807, j’ai éprouvé le besoin de raconter le fil de mon histoire. Mais ce n’est pas parce que j’étais dépositaire de cette histoire-là que je suis devenue écrivain. Il y avait d’abord un passé de lectrice”.
Son grand-père Max a perdu sept membres de sa famille dans les camps. Il a passé 14 mois dans une unité de concentration près d’Auschwitz et travaillait dans une mine non loin de là. La plupart des prisonniers meurent d’épuisement. Il en sort. Se remarie. Installe sa famille à Liège mais va vivre à Berlin, Allemand parmi les Allemands. Il vit de trafics louches.
Max se confie peu. Lorsqu’elle le voit, en vacances à Berlin ou dans sa maison de Marbella, Nathalie Skowronek ne peut s’empêcher de lui poser des questions. “C’était comment, Auschwitz ?” Max n’est pas disert : “Ce n’était pas facile”. Elle doit interroger ses silences.
Car pour beaucoup de survivants, se retourner, c’est être attiré par son passé. Comme la femme de Loth qui se transforme en statue de sel. “La plupart des rescapés pensaient qu’il fallait laisser les morts enterrer les morts. J’ai fait tout le contraire. J’ai soulevé les tapis, ouvert les armoires, je suis montée dans les greniers. Un vrai travail de puzzle. Il y avait des pièces dans tous les sens. Dans ce chaos, j’ai essayé de raconter quelque chose. Je revendique cet assemblage d’éléments, cette forme de dramaturgie, cette mise en récit à partir d’éléments dont je suis l’héritière”. Mais cette question la poursuit : qu’est-ce que moi, littérairement, je peux, je dois faire de cette histoire-là. Comment éviter une forme d’orgueil ? Pendant plusieurs années, elle essaye de comprendre comment l’Histoire a glissé dans les familles.
Le résultat Max, en apparence (Éditions Arléa) est salué à sa sortie. Un livre indispensable. Un de plus sur la Shoah ? Oui. Mais il s’impose par la force du récit, servi par une écriture à la fois fluide et travaillée. “Ce que je trouve formidable, dans la littérature, c’est qu’elle est faite de densité. Aujourd’hui, on vit dans un monde qui demande de simplifier les choses. La littérature, c’est le contraire. On peut aller vers le complexe. Un même personnage peut dire des choses contradictoires, ambivalentes. La littérature est un lieu où tout peut être équivoque, un lieu formidable pour penser le monde dans toute sa complexité, ses contradictions, sans avoir une ligne claire.”
La désacralisation de la Shoah
Après ce livre, Nathalie Skowronek publiera un essai La Shoah de Monsieur Durant (Éditions Gallimard) sur ce que vit la quatrième génération après la Shoah. La première génération s’est refermée sur ses horribles secrets. La deuxième a vécu dans le silence obligé, la troisième, la sienne, a tenté de déterrer les secrets en mettant la Shoah au centre de tout. Que va faire la quatrième ? Ce livre pose des questions essentielles sur le devoir de mémoire, sur cette responsabilité qui incombe aux générations post Shoah, face au danger de l’oubli, à la perte de “sacralisation” de la Shoah. “Moi, j’ai récolté une parole vive, même si elle était fragmentée. Max parlait peu mais j’ai sa voix dans l’oreille. J’ai deux filles formidables qui connaissent l’histoire de leur famille et de la Shoah, mais elles ne sont pas reliées à cette source vive”.
Ainsi, pour Nathalie Skowronek, écrire, c’est à la fois servir et transgresser un passé que certains voulaient taire pour mieux l’oublier. Certains historiens, écrivains, tels Primo Levi, Elie Wiesel, Robert Antelme, ont écrit rapidement. Mais d’autres se sont tus. Quand ils sont arrivés à leurs retraites, beaucoup ont été confrontés à leurs petits-enfants qui, souvent, posaient des questions avec plus d’insolence que leurs parents. Ce danger de l’oubli est terrible. Ce qui était brûlant peut devenir relatif. Le temps, c’est de la distance. “On s’éloigne de la source première. Je ne crois pas qu’il y ait un risque d’oublier la Shoah. Le monde et les Juifs en particulier ont créé des lieux de mémoire. Mais notre rapport à la Shoah évolue. La sidération n’est plus la même. Il y a une espèce de relativisation. Il y a aussi, parfois, une concurrence des souffrances. J’ai à peu près dix ans d’écriture sur ce thème-là. Je me suis retrouvée plus juive que je ne l’ai jamais été. Mon projet n’était pas de définir ce qu’était une juive de la troisième génération, héritière d’un passé. Les choses se sont faites malgré moi. Ce qui m’intéresse, c’est de mettre cartes sur table, d’entendre des choses, de faire caisse de résonance.”
Nathalie Skowronek publiera ensuite Un monde sur mesure (Éditions Grasset), l’histoire de ces petits boutiquiers juifs qui ne vivaient que pour et par leurs magasins.
J’adore l’état d’écriture
Depuis quelques années, Nathalie Skowronek enseigne aussi à La Cambre dans le cadre d’un master en écriture contemporaine. Elle donne aussi un atelier d’écriture dans un centre de psychiatrie de jour pour des personnes qui sont en reconstruction. Un exercice qui lui apporte beaucoup. Car la réflexion sur l’écriture, sa démarche et sa nécessité, occupe aussi sa pensée : “Chacun est fait pour quelque chose. Moi, j’avais une oreille qui entend les histoires familiales, qui entend ce qui se dit et ce qui ne se dit pas. La lecture et l’écriture viennent d’un tempérament assez solitaire. J’adore le moment, l’état d’écriture. On est très habité par ce que l’on essaye d’écrire. C’est presque obsessionnel. Dans ce temps-là, il n’y a pas beaucoup de place pour les autres. Après, on s’ouvre, on fait relire, on échange. Cela ressemble à un travail de photo en laboratoire avec un papier argentique qui ne peut pas prendre la lumière trop tôt, sinon, elle se voile. Ce travail me ressemble. J’ai un goût prononcé pour le silence. Je ne me suis jamais avancée comme une conquérante, j’ai toujours eu ce sentiment d’illégitimité. Tout cela a un rapport avec les histoires d’exil. Écrire, c’est un cheminement qui permet de dérouler les épaules, de trouver ma place dans ce monde”.
Cette place, elle l’a trouvée. Son prochain roman paraîtra en janvier.