"Personne ne choisit d’être pauvre"
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Publié le 25-08-2019 à 08h09 - Mis à jour le 25-08-2019 à 09h15
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Cet été, chaque samedi, nous vous avons proposé une série de portraits de huit femmes.
Après Sophie Wilmès (ministre), Nathalie Maleux (journaliste), Typh Barrow (auteure-compositrice-interprète), Justine Henin (joueuse de tennis), Barbara Trachte (secrétaire d’État), Clara Luciani, (auteure- compositrice-interprète) et Nathalie Skowronek (écrivain belge), voici…
Christine Mahy, secrétaire générale du Réseau wallon de lutte contre la pauvreté (RWLP).
A-t-elle choisi de consacrer sa vie aux plus démunis parce qu’elle est née dans une famille "besogneuse" comme elle la décrit elle-même ? Peut-être. En tout cas, son combat aux côtés et en faveur des pauvres ne s’est jamais arrêté. Elle se bat pour que la pauvreté recule. Pour les gens, d’abord, mais aussi pour que la société soit plus digne. Et parce qu’il y a aussi un intérêt économique à sortir les gens de la pauvreté. Aujourd’hui, la pauvreté est "un secteur" : quelle horreur. Non, dit-elle, c’est une conséquence, pas un secteur. L’ambition politique ne devrait pas être de gérer la pauvreté mais de l’éradiquer. Car la pauvreté, c’est une perte de dignité, de créativité pour la personne mais aussi pour l’ensemble de la société. Que faire ? Sa recette, qui ne séduira pas tout le monde, est quasi collectiviste : il faut, dit-elle, créer une grande quantité d’emplois publics... Elle est comme ça, Christine Mahy : sincère et cash. Retour sur un parcours.
Jamais de vacances
Elle grandit à Marloie (Marche-en-Famenne), dernière d’une famille de quatre filles. Sa mère fait des ménages. Son père a des ennuis de santé et change souvent de boulot : chauffeur de poids lourds, livreur chez Delhaize, ouvrier dans une usine de fabrication de bas nylon, inventoriste dans les magasins Spaar. Il meurt jeune, à 52 ans. Épuisé. Pas drôle la vie. Ses parents ont terminé leurs primaires puis sont allés travailler. Christine Mahy raconte : "Mes parents ne sont jamais partis en vacances. Le seul grand voyage qu’ils ont fait ensemble c’était dans la région de Lourdes. Quand ils avaient envie de se faire un petit plaisir, ils allaient boire une bière à l’abbaye d’Orval ou manger une crêpe à Durbuy. Ou alors ils allaient, sans rien acheter, faire du lèche-vitrines à Hotton que l’on appelait alors ‘le petit Paris’. Ils ont toujours travaillé, travaillé. Leur objectif était de s’acheter une maison. Moi, j’ai un rapport différent à la propriété. Cela ne m’intéresse pas. Cela rend la vie pénible. Pourquoi surinvestir affectivement dans un lieu ‘à soi’ ? Je trouve cela plus paralysant qu’émancipateur." Christine Mahy n’a jamais voulu reproduire un schéma familial classique. Elle n’a pas d’enfant. "J’ai fait le choix de ne pas en avoir. Je n’ai jamais éprouvé ce besoin, de ‘posséder’ un enfant. Mais j’en ai toujours eu autour de moi."
Entre Marche et Jemelle
De l’enfance, elle a peu d’images. De l’adolescence, elles sont plus nombreuses. Elles sont de la même veine. Car à Marloie, il y a deux types d’enfants. Ceux qui fréquentent les écoles de Marche, ce qu’il y a de mieux. Et ceux qui vont à Jemelle, là où il n’y a que les scientifiques A, B et les professionnelles. Aller à Jemelle, c’est descendre vers un milieu plus populaire encore. Christine Mahy suit sa sœur à Jemelle. Elle s’inscrit en scientifiques B. C’est mieux que les professionnelles, considérées à l’époque comme le bas du bas. "Il y avait une ségrégation entre les deux, un mur." De cette époque, elle garde le sentiment que les classes sociales ont toujours existé et ne sont pas près de disparaître.
Adolescente, elle construit sa liberté. Grâce à un directeur éclairé et à un professeur de français passionné, elle découvre ce qu’elle ne connaît pas : la culture. Ses seuls loisirs, alors, c’est le sport : le volley et le judo. Elle s’initie à la littérature, à la poésie, au théâtre. Elle découvre aussi ce qui guidera ses choix futurs : le collectif. Lors de ses études d’assistante sociale, elle effectue un stage dans un quartier d’habitations sociales à Marche où vivent des immigrés turcs et des familles belges de milieux populaires. Cet endroit, on l’appelle "Marrakech". Avec une amie, elle y crée une école de devoirs, apprend à lire et à écrire aux adultes belges et étrangers, organise des fêtes. Plus tard, elle met sur pied des projets avec des artistes, musiciens et peintres (Garret List, Plomteux, etc.). "Chacun a sa culture, il n’y a pas de sous-culture. Souvent, on essaye d’imposer une culture dominante, celle des nantis, alors que tout le monde a une culture." Le quartier revit.
Un esprit d’entreprendre dans l’associatif
Fin des études. Après un passage à l’Alliance agricole, elle entre au Centre culturel de Marche - qui deviendra la Maison de la Culture - avec la ferme intention d’y développer l’éducation permanente. Car elle pose cette question : "Pourquoi y a-t-il seulement dix pourcents de la population qui participent aux activités culturelles ?" Elle bouscule l’ordre établi, développe une politique culturelle qui vise à toucher le plus grand nombre. Mais après quatorze ans, elle doit lâcher prise. Elle entre en conflit avec le bourgmestre de Marche, l’infatigable André Bouchat (CDH), qui a sa conception de la culture. Un maïeur éclairé mais qui supporte mal la contradiction. Une page se tourne. Pause d’une année.
De fil en aiguille, on la retrouve au Réseau wallon de lutte contre la pauvreté (RWLP) dont elle devient Secrétaire générale. "Je suis profondément ancrée dans l’associatif et le service public. Mais dans mon style, j’ai un esprit d’entrepreneuse. J’ai toujours voulu mettre mon énergie au service du collectif."
Mais au fond, question sans doute naïve, qu’est-ce qui fabrique la pauvreté puisque personne ne la souhaite ? Tous les partis veulent la combattre et pourtant elle est toujours là. Elle serait même "en progression" car aujourd’hui, on peut travailler et être pauvre, avoir des fins de mois difficiles.
Christine Mahy explique : "Il faut se poser la question de la captation et de la répartition des richesses. On vit avec une dérégulation fiscale importante qui fait porter la charge quasi exclusivement sur le travail alors que les autres revenus ne sont pas touchés ou si peu. Mais les inégalités ne sont pas que financières. Pourquoi l’enseignement réussit-il tellement mal avec certains enfants ? Les enfants des familles les plus aisées ont de très bons résultats. Quand on arrive dans la catégorie des parents pauvres ou d’origine étrangère, les résultats sont de plus en plus mauvais. La connaissance est donc aussi une forme de richesse qui est mal répartie. Voyez aussi le public qui fréquente l’université : pourquoi y a-t-il si peu de jeunes issus de familles défavorisées ou issus de l’immigration ? Notre école renforce les inégalités plutôt que de les réduire alors que dans d’autres pays, cela fonctionne. Il y a une forme de déterminisme sociologique à l’intérieur de l’organisation scolaire. Les inégalités entre les enfants sont criantes."
Le droit de chaise
Ses contacts avec les familles les plus défavorisées lui font dire aussi que le coût de l’enseignement constitue une préoccupation de tous les instants. "Les familles précarisées sont confrontées tous les jours au coût de l’école : il y a les frais de rentrée, le droit de chaise pour la surveillance du repas de midi, les sorties à la piscine, au théâtre. Et les voyages scolaires : dans certaines écoles, on va jusqu’à établir trois catégories d’élèves : ceux qui partiront en Grèce, ceux qui iront à Paris et ceux qui resteront à l’école pour quelques activités… Je vous assure que cela existe."
Pourtant nous vivons en Belgique, pays de cocagne, classé à la 17e place des pays selon leur degré de bien-être. N’y a-t-il pas, quand même, des situations dans lesquelles les gens ne cherchent pas vraiment à sortir de leur condition ? Autrement dit, au risque de choquer : certains ne vivent-ils pas aux crochets de la société, sans chercher à travailler ? "Il y a des profiteurs, chez les riches comme chez les pauvres. Mais personne ne choisit d’être pauvre et personne ne souhaite le rester. Parfois, il y a une usure qui s’installe dans le combat. Car il faut se battre pour tout. Pour être reconnu. Pour trouver du travail, un logement. L’usure fait qu’à un moment donné, il vaut mieux supporter, pour ne plus souffrir, les ‘bénéfices’ de l’assistance et continuer à survivre avec le revenu d’intégration ou le chômage." La faute à qui ? "J e ne dis pas, évidemment que c’est de la faute des riches. Mon discours n’est pas culpabilisant à l’égard de qui que ce soit. Mais c’est le système qui n’est pas bon."
Que faire ? Y a-t-il une recette ? Si Christine Mahy avait le pouvoir et budget, que ferait-elle pour réduire, voire éradiquer la pauvreté ? "Il faut créer vite et massivement une très grande quantité d’emplois de services publics. Il y a des manques dans tous les domaines : environnemental, social, culturel, touristique. On ferait ainsi sortir du chômage un grand nombre de personnes à qui l’on donnerait une formation adaptée. C’est un cercle vertueux. Donner du travail à des personnes peu qualifiées, cela permet à ces personnes de sortir du chômage, de retrouver une forme de dignité car elles peuvent alors renoncer à certaines aides. Retrouver du travail, cela a des conséquences très positives pour l’ensemble des familles. C’est aussi de l’argent qui rentre dans les caisses de la Sécurité sociale."
Pour mettre fin à la pauvreté, Christine Mahy réclame aussi une vraie réforme fiscale et une loi qui rendrait accessibles les besoins primaires. "Il faut recollectiviser une série de choses vitales : l’eau, l’énergie, la possession du sol. Il faut aussi lutter contre le sans-abrisme : c’est une indécence de s’y habituer. On a créé des abris de jour, de nuit, des caissons pour ranger les vêtements, des camionnettes avec des douches, des machines à laver. On a donc institutionnalisé le sans -abrisme plutôt que d’essayer d’y mettre fin."
L’allocation universelle ? Elle n’y croit pas : "Qu’on me démontre d’abord que l’allocation versée à tous contribuera à réduire les inégalités. Pour que cela fonctionne, il faudrait que l’allocation dépasse le revenu d’intégration, un peu plus de 900 euros. C’est déjà insuffisant. Donc, ce serait impayable. Et si l’allocation est inférieure à cela, à quoi servira-t-elle ? En admettant qu’on la verse à tout le monde, les loyers ne vont-ils pas augmenter ? Les assurances ? Les services publics ? Je crains plutôt un impact négatif sur ceux qui rament déjà."
Ces idées sont-elles réalistes, applicables ? "Si on ne fait rien, affirme-t-elle, on va droit dans le mur."