Aujourd’hui, ce n’est pas le Bruxellois qui décide où il va habiter, c’est le marché

Contribution externe

Une opinion de Vincent Delcorps, rédacteur en chef de la revue "En Question".

Une rue bordée de trottoirs. Une file de voitures. Au loin, quelques arbres. Et si vous avez de la chance, un petit parc. Autour de vous, des briques, des murs et des toits. Voilà le cadre quotidien de la plupart des Belges : dans notre pays, 98 % des gens habitent en ville (1). Rien de plus banal donc.

Et pourtant, rien de moins anodin ! Car si la ville est notre premier lieu de vie, elle est aussi le premier cadre de nos inégalités. Si un million de Bruxellois vivent au même endroit, ils ne sont pas pour autant sur la même planète. Depuis leurs fenêtres, ils ne profitent pas des mêmes vues. N’entendent pas les mêmes bruits. Ne respirent pas le même air. Assurément, celui qui réside dans le "square des milliardaires" de l’avenue Louise est bien différent de celui qui zone dans un squat molenbeekois. Ces deux personnes n’auront pas la même perception du réel.

Surtout, ils n’auront pas les mêmes perspectives d’avenir. Car il est manifeste que le cadre de vie nous façonne et nous conditionne. Comment expliquer autrement que c’est dans la commune bruxelloise où le taux de chômage (des adultes) est le plus élevé que le retard scolaire (de leurs enfants) l’est également (2) ? À Saint-Josse-ten-Noode, 24 % de la population active est inscrite au chômage - pour 9 % à Woluwe-Saint-Pierre. Et 38 % des élèves sont en retard scolaire de deux ans ou plus - pour 11 % à Woluwe-Saint-Pierre. D’autres indicateurs vont dans le même sens. Ainsi, la proportion de jeunes ayant bénéficié d’au moins une prestation d’orthodontie entre 2010 et 2016 est de 58 % à Woluwe-Saint-Pierre, et de 29 % à Molenbeek-Saint-Jean. Croyez-vous donc que les dents des Molenbeekois poseraient moins de problèmes ? Bien sûr que non ! C’est évidemment la pauvreté qui empêche de prendre soin de sa dentition. Et la pauvreté est située. Géographiquement.

Elle enferme, également. Bien sûr, l’heure est à la liberté de circulation. Les étudiants, les travailleurs, les biens, les capitaux… se déplacent aujourd’hui librement, que ce soit en trottinette électrique, en avion ou virtuellement. Le monde est pour eux sans frontières. Mais ce ne sont là que les vainqueurs de la mondialisation. De nos jours, le perdant est l’immobile. Et l’immobile est bien souvent le pauvre. Celui qui ne sort guère de son quartier. Celui qui ne prend pas même le bus. Pas seulement parce que voyager a un coût. Mais parce que bouger est pour lui source d’anxiété. Quitter sa rue, c’est perdre ses repères. C’est rejoindre l’inconnu. Et cela fait peur.

Que faire ? Reconnaissons tout d’abord que si nous venons de Woluwe plus que de Molenbeek, c’est là un privilège. Mais aussi une responsabilité. Nous devons nous déplacer. Physiquement : oser la rencontre, visiter de nouveaux quartiers… Et mentalement : élargir nos horizons, nous décentrer de nos points de vue trop souvent arrêtés… Nous ferons ainsi de nos villes des lieux d’échange et de rencontres. Plutôt que des mosaïques traversées d’inégalités et de solitude.

Mais nous devons aussi agir collectivement. Car la ségrégation socio-spatiale est une question politique. Pour mener une véritable politique urbaine, qui permette aussi de lutter contre les inégalités, bien des leviers doivent être activés. Il y a évidemment le logement. Aujourd’hui, ce n’est pas le Bruxellois qui décide où il va habiter ; c’est le marché. À peine 7 % du parc de logement fonctionne en dehors des logiques de profit - via des sociétés de logement social. Mais d’autres niveaux d’action existent. Pensons à l’urbanisme et à l’aménagement du territoire. Encourager les citoyens à se déplacer ne peut se faire qu’au départ de mesures concrètes. Prenons garde à la privatisation des espaces publics ! Favorisons plutôt les infrastructures partagées, les fontaines publiques, les cours et jardins ouverts à tous. Ce n’est qu’ainsi que progressivement, nous pourrons construire des villes moins fracturées. Et plus agréables. Pour chacun.

(1) Selon la Banque mondiale. (2) Selon le Baromètre social, Rapport bruxellois sur l’état de la pauvreté, 2018.

La revue En Question est éditée par le Centre Avec. Dernier numéro : "Une autre ville serait-elle possible ?". Infos : www.centreavec.be - 02 738 08 28.

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