Vol Maastricht-Liège: saut de puce local et inertie globale

Contribution externe
Vol Maastricht-Liège: saut de puce local et inertie globale
©D.R.

Une opinion de Pierre Ozer, professeur au département des Sciences et Gestion de l’Environnement à l'ULiège.


Chaque dimanche, en famille ou entre amis, des centaines de cyclistes se rendent de Liège à Maastricht, et inversement. C’est une très belle balade de moins de trente kilomètres en bord de Meuse et le long du Canal Albert.

Chaque dimanche, aussi, peu avant 20h00, un Boeing 777-FDZ de la compagnie Qatar Airways Cargo décolle de Maastricht pour se poser à Liège-Airport neuf minutes plus tard.

Le vol le plus court au monde

Ce vol – le plus court au monde dans cette catégorie – est donc responsable de près de trois tonnes de CO2 envoyées dans l’atmosphère en 540 secondes, soit bien plus qu’un Indien sur une année ou que les émissions moyennes annuelles d’un Belge pour sa mobilité individuelle.

Ce saut de puce aérien est donc totalement absurde à l’époque actuelle. Mais il existe. Tout comme des vols "de positionnement" (à vide, donc) existent entre Liège-Airport et Bruxelles-National (Zaventem), Cologne ou Geilenkierchen. Que des vols de moins de 100 kilomètres, de moins de vingt minutes, pour rien. Sinon faire tourner ce système dominant déraisonnable. Mais il y a "mieux". Alors que moins d’un habitant sur dix vivant actuellement sur notre seule planète pourra entrer dans un avion durant son passage sur terre – les autres devant se contenter de les contempler (parfois bruyamment) dans le ciel – Liège-Airport se félicite de transporter annuellement 3000 chevaux, 1500 vaches et autres poussins par avion. En nombre croissant. Les animaux se portent bien mais tout ceci n’est-il pas saugrenu ?

Pas du tout. L’important, le seul et unique indicateur, c’est encore et toujours le nombre d’emplois créés (en quantité, donc, non en qualité). D’externalités négatives (bruit, CO2, contrefaçons arrivant avec Alibaba, etc.), il n’est pas question. C’est d’ailleurs ainsi que le porte-parole de Liège-Airport, Christian Delcourt, défend le fleuron liégeois tout en se dédouanant : "Les aéroports ne sont en rien concernés. Ce sont les transporteurs et clients des compagnies aériennes qui choisissent leur lieu de destination. […] On n'a pas à se prononcer sur ce qui ne nous regarde pas" (sic).

Treize années ou la démonstration de l’inertie

Rétroactes. Le 18 octobre 2006, un vol « saut de puce » est dénoncé dans les pages de La Libre. Il relie Charleroi à Liège avec un Boeing 737-400. Stupeur. Dix jours plus tard, le ministre régional en charge de la politique aéroportuaire André Antoine, interdisait ledit vol et promettait de faire monter le projet d’interdiction des vols de courte distance (< 150 km) au fédéral et à l’Europe. La Commission européenne valida rapidement cette décision régionale reconnaissant que "des intérêts environnementaux sont gravement mis en péril". Elle proposa ensuite l’insertion d’un nouvel article dans la révision du 3e "Paquet Aérien" portant sur la généralisation de l’interdiction des vols "sauts de puce" dans tous les États membres. Et cela a coincé. Notamment à cause de la Belgique car avaliser cette proposition signifiait l’interdiction annuelle de plus de 400 vols aériens "sauts de puce" dans le ciel flamand. En novembre 2019, rien n’a donc réellement changé. Quel gâchis.

Il ne s’agit pas ici de procrastination, mais plutôt d’inertie. Et c’est bien plus grave. En physique, l’inertie d’un corps est sa tendance à conserver sa vitesse. Ainsi, en l’absence d’influence extérieure, tout corps ponctuel perdure dans un mouvement rectiligne uniforme.

Ce que cela signifie, c’est que ni les alertes répétées des scientifiques, ni les rapports alarmants des ONG, ni les informations rapportées par les médias (vagues de chaleur, réfugiés climatiques, effondrement de la biodiversité, incendies monstrueux sous les Tropiques, etc.), ni même les nombreux et massifs rassemblements de jeunes et de moins jeunes pour réclamer une action politique pour le climat, ne représentent actuellement une influence extérieure suffisante que pour déranger le système dominant.

La déclaration du porte-parole de Liège-Airport est clairement inscrite dans ce logiciel de pensée hérité des années 1980 : "On a toujours fait comme ça", "Rien ne nous l’interdit", "Cela ne nous regarde pas", "Si nous faisons différemment, nos concurrents vont en profiter".

Et c’est ainsi que les émissions mondiales de gaz à effet de serre ne cessent d’augmenter, invariablement. Qu’aucune des principales économies mondiales ne respecte ses engagements pris à Paris en décembre 2015 lors de la COP-21. Que des fleurs fraiches arrivent d’Afrique de l’Est en avion tous les jours à Liège-Airport, que des vaches prennent l’avion et que des Boeing 777 font des vols de 9 minutes.

Et c’est également ainsi que 2015, 2016, 2017, 2018 et … 2019 (octobre 2019 étant le cinquième mois d’affilée qui enregistre un record ou s’approche très près d’un record global des températures) sont maintenant les cinq années les plus chaudes enregistrées depuis 1880. Rien de moins.

Et c’est finalement ainsi que toute une génération de citoyens éveillés à l’effondrement environnemental ne comprend pas pourquoi rien ne bouge. Bien au contraire. Et se « radicalise » bien justement, de manière non violente, contre un système sourd et barbare qui privatise les profits à court terme et leur délègue un demain peu enchanteur.

Pendant ce temps, surexcité, Liège-Airport attend la venue imminente d’Alibaba. Et nous ne croyons plus à Saint-Nicolas.

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