"Aujourd’hui, pour certains, l’Homme vaut moins qu’une espèce de moucheron"
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Publié le 05-01-2020 à 08h00 - Mis à jour le 28-02-2020 à 16h57
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Certains livres valent autant pour le fond de leur propos, que par la forme que prend celui-ci. Le livre de Francis Wolff en est un. Avec clarté, avançant par arguments et objections, le philosophe, à travers son ouvrage, nous place indirectement à l’école de la rigueur patiente et de la nuance, si utiles aujourd’hui. Sur le fond, ce professeur émérite à l’École normale supérieure de Paris, né en 1950, prend comme point de départ le paradoxal déclin des idées universalistes. Contre toutes les formes de replis identitaires, il s’attelle, sans avoir recours à aucune croyance transcendante, à découvrir ce qui fonde notre humanité et, par-là, la dignité de chaque personne. Quel serait le socle que partageraient tous les humains, et qu’ils seraient les seuls à partager parmi les vivants ? Il en découle un livre passionnant qui plonge dans l’histoire des idées, et invite à relire notre rapport à nous-mêmes, aux autres, à la science et à l’éthique, à la nature et aux animaux.
Peut-on visiter un zoo ?
Relancé cette semaine dans les médias belges, ce débat, et surtout la virulence qui l’a accompagné, témoignent de la confusion qui règne autour de ce que sont les animaux, de ce qu’est l’Homme, et des relations que celui-ci doit entretenir avec le vivant. En définitive, c’est sur cette question éternelle, mais brûlante à l’heure de l’écologie et du transhumanisme, que s’est penché Francis Wolff dans la plupart de ses ouvrages. Car tout est lié : tant que nous n’aurons pas clarifié ce que nous sommes, ce qui fonderait notre spécificité, notre dignité et nos responsabilités, il sera difficile d’aborder les questions écologiques, éthiques ou identitaires. Le dernier ouvrage de Francis Wolff offre, sur ces points, une piste de réflexion essentielle.
L'interview
“Jamais nous n’avons été aussi conscients de former une seule humanité”, écrivez-vous à l’entame de votre ouvrage. “Nous nous savons tous exposés aux mêmes risques : changement climatique, crise économique et écologique, etc. Mais alors qu’elle s’impose dans les consciences, l’unité de l’humanité recule dans les représentations : revendications identitaires, nationalismes, xénophobies, radicalités religieuses. L’universel est accusé de toutes parts.” Comment expliquez-vous ce paradoxe ?
C’est un paradoxe d’autant plus grand que les critiques envers l’idée de l’universel viennent de la droite comme de la gauche. D’un côté on assiste à des replis identitaires, de l’autre, à gauche, on promeut l’idée d’identités et de minorités réelles ou imaginaires (orientations sexuelles, races…) au détriment de celle de l’égalité. L’idée, à gauche, est que l’universel serait un leurre qui nierait les conflits, qui ne serait que le cache-sexe de l’intérêt du plus fort, le masque de la domination. Et il faut prendre cette critique au sérieux : il est vrai que les entreprises colonialistes se sont souvent abritées derrière des idéaux prétendument universalistes pour imposer leur vision particulière.
Ne se replierait-on pas aussi sur des identités particulières par crainte que l’universel engendre de l’uniformité ?
C’est aussi une explication à prendre au sérieux, mais qui me semble insuffisante pour plusieurs raisons, dont le fait que, pour moi, l’universel ne contredit pas la diversité culturelle, mais en est justement une condition ; un peu à la manière dont la laïcité est nécessaire à la coexistence de différentes religions. Je pense donc que les véritables explications de ce paradoxe sont plus profondes. En réalité, l’universalisme humaniste manque aujourd’hui de fondement : il ne peut plus s’appuyer sur une foi commune, une idéologie ou une théorie scientifique. À l’âge des neurosciences ou des “déconstructions” philosophiques, il semble qu’il n’y ait plus de “propre de l’homme” sur lequel fonder la communauté morale que forme l’humanité.
Votre constat va effet très loin, car vous montrez que c’est la spécificité de ce qu’est l’Homme qui est mise en cause. Au point que l’antispécisme affirme aujourd’hui que nous sommes des animaux parmi d’autres, et que le transhumanisme rêve de faire de nous des dieux. Deux penchants qui nous éloigneraient de notre nature humaine, et contre lesquels nous mettait en garde la philosophie grecque…
Tout à fait. C’était d’ailleurs un des thèmes dominants d’un de mes précédents livres : “Trois utopies contemporaines”. Ce qui devient faible aujourd’hui, c’est l’idée même d’humanité ; l’idée que nous sommes essentiellement les mêmes en tant qu’humains, et que nous sommes fondamentalement différents aussi bien des animaux que des dieux. Ces frontières sont de plus en plus contestées et poreuses. De la sorte, c’est l’idée même d’humanité qui s’est écroulée et, avec elle, les valeurs humanistes dont elle était porteuse.
Outre les conséquences sur le droit et la morale qu’engendre un tel effondrement, vous affirmez que la Nature a aujourd’hui détrôné l’Homme et l’humanisme. Que voulez-vous dire ?
Au XVIe siècle, il y eut une sorte de dilemme entre humanisme et théocentrisme. Toutes les valeurs proviennent-elles de Dieu, ou existe-t-il des valeurs proprement humaines, s’interrogeait-on ? Et puis, à mesure de la laïcisation des sociétés occidentales, l’humanisme s’est trouvé en opposition au nihilisme ; si les valeurs sont définies par les hommes, elles sont relatives aux mœurs des diverses sociétés et il n’y a rien d’universel. Aujourd’hui en effet, une nouvelle source de valeur semble venir se substituer aussi bien à l’humanisme qu’au théocentrisme qui le précédait. Cette source est la Nature. Toutes les valeurs seraient issues de la Nature. Plus encore, la Nature aurait une valeur intrinsèque, et l’humanité n’aurait qu’une valeur relative puisque la Nature peut subsister sans elle.
L’humanité serait donc encore moins considérée aujourd’hui qu’à l’époque du théocentrisme, soulignez-vous…
Oui, parce qu’à l’époque du théocentrisme l’homme valait au moins en tant que créature divine, alors que si le seul critère de valeur aujourd’hui est la Nature, l’homme ne vaut pas plus que n’importe quelle espèce de moucheron. Pour certains, il vaudrait même encore moins, puisqu’il est le super-prédateur de la biosphère. Jamais l’humanité n’a été aussi peu considérée.
Vous discutez et contestez cette thèse qui affirme que toute valeur vient de la Nature ; que l’Homme pourrait disparaître sans grands dommages. Mais alors, qu’est ce qui fonde la spécificité de l’humanité ?
Au contraire de ce qu’on a pu affirmer, je ne dirais pas que l’homme se définit par l’intelligence ou par la conscience : d’autres espèces partagent ces caractéristiques. Ce qui définit l’homme est ce que j’appelle la raison dialogique. C’est la capacité qu’a l’homme de raisonner non comme un ordinateur – en faisant seulement des déductions – mais par le dialogue et par l’échange avec d’autres. Cette capacité s’exprime dans un langage très particulier qui ne se réduit pas à la capacité de communiquer des informations, mais qui est une faculté d’affirmer ou de nier, d’avoir des raisons d’agir et de justifier auprès des autres ses actions. Une conscience qui peut juger selon le vrai et le faux, le bien et le mal. Cette raison dialogique, qui se différencie de la communication animale ou de l’intelligence des machines et des robots, est donc propre à l’Homme, et est à mes yeux le véritable fondement de la morale universelle.
À partir de cela, de cette spécificité humaine dans le domaine du vivant, comment penser un juste rapport entre l’Homme et les animaux ?
Il y a deux drames auquel sont exposés les animaux. Le premier est qu’on les considère comme des choses sans valeur, des machines à produire de la viande et des déjections. C’est ce qui apparaît dans les formes les plus scandaleuses d’élevage industriel. Le deuxième est la tentation symétrique d’en faire des personnes. Car si les animaux étaient des personnes, ils devraient être tenus pour responsables de leurs actes. Cela serait une régression à la justice médiévale où on pouvait leur intenter des procès. Je crois que la bonne solution est de considérer l’animalité des animaux, et les types de devoirs que nous avons vis-à-vis d’eux, en fonction de ce qu’ils sont pour nous. Je dis souvent que l’idée de devoir est la même que l’idée de dette. Or, nous n’avons pas les mêmes dettes, donc les mêmes devoirs vis-à-vis de tous les animaux. Avec les animaux de compagnie avec lesquels nous échangeons de l’affection, nous avons le devoir de ne pas trahir cette relation symétrique en les abandonnant sur une aire d’autoroute par exemple. Vis-à-vis des animaux que nous élevons depuis des millénaires pour leur chair, leur miel, leur lait ou leur laine, nous avons le devoir de les protéger de leurs prédateurs naturels, de les soigner et de leur garantir une existence conforme aux exigences de leur espèce. Vis-à-vis des animaux sauvages, étant donné notre place sur terre, nous avons des devoirs écologiques : préserver la biodiversité, lutter contre les espèces invasives et défendre les espèces menacées…
Alors que certains souhaitent restreindre voire, dans des cas extrêmes, supprimer la présence humaine pour sauver la planète, faut-il repenser la question écologique à partir de ce que vous dites de la spécificité et de la valeur intrinsèque de l’humanité ?
Je pense que parmi les impératifs que nous avons et qui se déduisent de l’universalisme humaniste, nous avons le devoir de rendre l’humanité immortelle, notamment grâce à un environnement et une biosphère dont nous devons garantir la viabilité pour les générations à venir. Nous devons faire en sorte que l’humanité ne s’éteigne pas au profit d’un univers appauvri car dépourvu de conscience et de valeur.
Son livre
Plaidoyer pour l’universel. Fonder l’humanisme par Francis Wolff aux Éditions Fayard, 2019, 285 pp., Env 19 €
Quelques extraits
“Nous sommes aujourd’hui face à un paradoxe. Jamais nous n’avons été aussi conscients de former une seule humanité. […] Et pourtant, alors qu’elle semble s’imposer dans les consciences, l’unité de l’humanité recule dans les représentations collectives. Partout les mêmes replis identitaires.”
“Telle est l’ambition de ce livre : rendre toute leur puissance mobilisatrice et critique aux idées universalistes. […] Asseoir ces concepts démonétisés sur un fondement sûr. Le nord n’a pas changé de place. C’est la boussole qui fait défaut.”
“Serait-il possible de fonder la valeur de l’humanité sur son être même ? Cela sauverait du même coup l’idée de valeur égale de tous les êtres humains, selon le syllogisme suivant : si la valeur d’un être dépend de son être, et si tous les êtres humains ont le même être, la valeur de tous les humains est égale.”
“Ce qui distingue l’être humain, ce n’est ni la conscience (animale) ni l’esprit (des machines), c’est une certaine conscience et un certain esprit, l’un et l’autre inséparables du langage. [S] eul l’être humain raisonne dialogiquement.”
“La conscience animale est limitée à son milieu ; grâce au langage, la conscience humaine est en relation avec elle-même, avec le monde et avec toute autre conscience. […] La vieille caractérisation de l’homme comme ‘animal rationnel’ sera ainsi mise à jour : il est doté de rationalité dialogique.”
