Général Pierre de Villiers : "En France, il y a une crise profonde de l'autorité"
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Publié le 17-01-2020 à 09h36 - Mis à jour le 17-01-2020 à 09h39
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Avec "Servir" et "Qu’est-ce qu’un chef ?", le général Pierre de Villiers caracole en tête des ventes des livres. L’ex-chef d’état-major français était aux Grandes Conférences catholiques. Pour "La Libre", il décrypte la crise actuelle de l’autorité. L’un des auteurs les plus vendus aujourd’hui en France n’est pas un polémiste familier des plateaux de télévision, une star des talk-shows, mais un général à la retraite qui a les deux pieds plantés dans sa terre de Vendée. Qu’est-ce qu’un chef ? (Fayard) s’est déjà vendu à plus de 150 000 exemplaires. Son auteur est le général Pierre de Villiers, ancien chef d’état-major sous les présidents Hollande et Macron. Frère de Philippe de Villiers, le général a démissionné en 2017 lorsque l’Élysée a voulu raboter les dépenses militaires de la France. Depuis, il écrit et parle aux quatre coins de l’Hexagone. À Bruxelles, devant une salle comble, il était l’invité des Grandes Conférences catholiques. La Libre l’a interviewé.
L'interview
Général de Villiers, pour vous, l’autorité est "le lien fondamental de toute société humaine", pas seulement militaire. Que voulez-vous dire par là ? Autoritas en latin veut dire faire grandir, faire croître. C’est bien un mouvement du bas vers le haut, un mouvement qui construit l’autre. Trop souvent, on parle de l’autorité comme si c’était l’autoritarisme : "je décide, il exécute", une pression du haut vers le bas. La vraie autorité n’est ni de la dureté froide, ni de la mollesse tiède - les deux excès, mais bien cette capacité à faire croître qui permet la délégation et cette obéissance d’amitié en quelque sorte, là où l’adhésion l’emporterait.
Y a-t-il une crise de l’autorité en France et en Europe ?
Une crise profonde. En France et dans plusieurs démocraties européennes, un fossé s’est creusé entre ceux qui décident et ceux qui exécutent. Cela s’est manifesté il y a un an par la crise des "gilets jaunes", aujourd’hui par la crise sociale dans laquelle se trouve le pays à propos de la réforme des retraites. Une forme de défiance bloque tout et fait perdre du temps au collectif. Dans les associations, les clubs de sports, dans les entreprises, dans la vie publique, il faut retisser le lien de confiance. La confiance est le carburant de l’autorité qui permet d’aller de l’avant.
C’est la faute à Mai 68 ?
La crise actuelle de l’autorité provient de l’hyper-présence de l’État par rapport à la nation. […] Deux exemples de ce fossé qui se creuse. L’administration est, en France, pléthorique. On nous avait annoncé la fin du papier avec l’arrivée du numérique. On n’a jamais eu autant de papiers. Et quand il y a un problème, on fait une loi, puis un décret et un arrêté. Mais le problème subsiste. Deuxième exemple, le juridisme, les assurances, à l’armée le "zéro mort"… tout cela contribue à ce que les personnes se disent : "Et moi, dans tout cela, qu’est-ce que je deviens ? Y a-t-il un pilote dans l’avion ?" Nous sentons bien cette inquiétude qui monte dans nos démocraties européennes comme engluées dans une inversion des moyens, la norme l’emportant sur la volonté et l’action.
Comment réagit à votre message la génération "Y", née dans les années 1980-90, qui plaide plus pour l’horizontalité que pour la verticalité ?
Dans l’armée française, la verticalité existe, mais on a cassé les silos pour y mettre justement de l’horizontalité. C’est bien cette symbiose entre deux formes d’organisation qui fait la valeur des forces françaises. Dans les salles où j’interviens, toutes les générations me font l’amitié de leur présence, depuis les adolescents jusqu’aux très anciens. C’est ma fierté, car nous manquons d’unité intergénérationnelle. […]
Il y a trois mots clés que je répète souvent. Le premier, c’est l’humanité, c’est-à-dire mettre la personne au centre des préoccupations des dirigeants. Le deuxième mot, c’est l’unité : arrêter d’être des diviseurs, de tomber dans la polémique et revenir au socle de notre civilisation européenne avec des valeurs comme le pardon, la compassion, la réconciliation. Le troisième mot, c’est l’espérance. Je trouve les gens désespérés, désabusés, parfois en crise morale, en dépression collective, alors que notre Europe est un grand continent aux racines profondes. L’optimisme doit revenir. Bernanos disait que "la plus haute forme de l’espérance est le désespoir surmonté". L’espérance, c’est la force de la jeunesse. Aimons notre jeunesse et elle nous le rendra.
Comment peut-on recréer l’unité dans nos sociétés communautarisées et divisées en tribus sur les réseaux sociaux ?
On cherche beaucoup à donner du sens aujourd’hui, à trouver la raison d’être. Je crois au bon sens pour retrouver le sens. Le bon sens, c’est quoi ? C’est un réflexe au quotidien autour de valeurs fondatrices de toute vie en société : l’humanité et la fermeté, le droit et le devoir. La jeunesse d’aujourd’hui attend cela : qu’on lui transmette un cadre qui soit clair, pour que le passage de relais soit à nouveau possible.
Qu’entendez-vous par fermeté ?
Pour réduire les fractures dans notre société, parfois cette fermeté est nécessaire. Il faut assumer une fermeté bienveillante et remettre de l’ordre là où le désordre a fait perdre la boussole.
Vous dites dans votre livre que les leaders actuels manquent de vision stratégique…
Nous sommes dans la société du temps court, du zapping. Le portable est devenu insupportable. Le temps politique, qui devrait être long par rapport au temps médiatique, tire vers le temps court. Ma principale difficulté quand j’étais chef d’état-major, c’était l’agenda, pas les opérations, ni même mes relations avec les autorités politiques. Nous sommes dans l’ère de la performance immédiate. Il faut retrouver le temps long pour réhumaniser nos organisations et avoir une vision. Qui d’autre que le chef pour donner cette vision ? Pour décider, il a quatre C : concevoir, convaincre, conduire, puis contrôler parce que le retour d’expérience est toujours important pour s’améliorer.
"Maintenant, les terroristes sont dans la population"
Donald Trump est-il un bon chef ?
J’ai pour habitude de ne porter aucun jugement personnel parce que notre société n’arrête pas de tomber dans la polémique soit avec de la dérision, qui est de la perfidie malsaine et qui crée la division, soit avec des attaques personnelles. Et je déteste cela.
Donald Trump illustre ce que nous vivons globalement, c’est un retour des États puissances, qui, pour la plupart d’entre eux, sont des anciens empires qui cherchent à récupérer leur influence perdue et qui ont une vision stratégique qu’ils appliquent : la Chine avec la route de la soie, la Russie, l’Iran, la Turquie, les États-Unis avec "America First". […]
Ce monde est dangereux - ce n’est pas nouveau - mais ce monde est très instable. Car, en plus de ce retour des États puissances, il faut ajouter le terrorisme islamiste radical, une idéologie qui érige la barbarie en fin, et pas seulement en moyen. On égorge, on pille, on viole au nom de cette idéologie folle. Ce monde est instable. Et quand on ajoute les mouvements migratoires et le dérèglement climatique, qui structureront probablement le monde dans les 10 ans qui viennent, nous avons un monde en fusion et en confusion.
Vous avez dirigé l’opération Chammal en Syrie et en Irak. Continuez-vous à penser que la tactique utilisée - des frappes aériennes sans troupes au sol - est la bonne ?
On juge l’arbre à ses fruits. À l’été 2014, quand on a engagé l’armée française en soutien aux Américains pour éviter que les troupes de Daech n’arrivent jusqu’à Bagdad, beaucoup de gens étaient sceptiques.
Aujourd’hui, Daech a été vaincu, d’abord en Irak, puis en Syrie avec cette coalition internationale et cette stratégie d’appui au sol de troupes locales - irakiennes, syriennes, notamment kurdes. Mais le combat n’est pas terminé. L’islam radical est mouvant et mutant à travers différents mouvements.
Depuis les attentats de New York de 2001, le terrorisme de masse a muté. Et il va falloir faire attention à ce qui va se passer dans les semaines et les mois qui viennent car, maintenant, les terroristes sont dans la population. Il y a des transferts vers le Sahel et vers l’Afghanistan. Le combat contre le terrorisme n’est pas terminé, il ne faut pas le perdre de vue, la vigilance maximale est plus que jamais de mise. On a toujours une approche à court terme. C’est humain. Nous les militaires, nous avons une vision stratégique car pour construire un équipement, il faut dix ans et que cet équipement doit vivre parfois 40 ans. Nos avions ravitailleurs ont 50 ans… […]
À propos de l’avion civil qui a été abattu à Téhéran, l’Iran affirme que le soldat qui a tiré le missile a eu dix secondes pour réfléchir. Est-ce une norme commune aux armées ?
Dans l’armée française, la défense aérienne est très normée. Les procédures sont extrêmement strictes. J’ai servi quatre ans à Matignon - la défense aérienne dépend en France du Premier ministre - et je n’imagine pas que cela puisse se produire en France. Il semblerait que l’extrême tension entre Iran et États-Unis, à ce moment précis et tragique, ait conduit à cela.
Je dis souvent que le premier principe pour décider dans l’urgence, c’est d’être bien informé, d’avoir le bon renseignement. Quand je briefais le président de la République, je commençais toujours par la situation objective que me donnaient les services de renseignement. Sinon, on peut arriver à des catastrophes.
Est-ce que les renseignements sont toujours objectifs ?
Tel est le défi des services de renseignements. Regardez ce qui s’est passé en 2003 avec le refus de la France de s’engager en Irak dans cette guerre contre Saddam Hussein, qui aurait détenu des armes de destruction massive. Le renseignement a été formel et cela a permis au président Chirac de prendre cette décision, qui fut la bonne, après coup. Un principe fondamental : pas un pas sans renseignement.Ch. Ly.
Son livre
Général d'amée Pierre de Villiers, "Qu'est-ce qu'un chef", Ed. Fayard, 256 pp., environ 21 euros.
