Je ne vais pas quitter la Belgique, je vais la fuir
Je voulais aider la Belgique à aller mieux, je renonce. J’ai aimé ce pays de tout mon cœur, et maintenant je me prépare à le quitter. Il n’y a pas de place ici pour les rêveurs, pour ceux qui veulent changer la société, aussi courageux soient-ils. Un témoignage de Gioia Kayaga, artiste.
- Publié le 28-01-2020 à 16h21
- Mis à jour le 30-01-2020 à 09h26
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Je voulais aider la Belgique à aller mieux, je renonce. J’ai aimé ce pays de tout mon cœur, et maintenant je me prépare à le quitter. Il n’y a pas de place ici pour les rêveurs, pour ceux qui veulent changer la société, aussi courageux soient-ils. Un témoignage de Gioia Kayaga, artiste.
Gioia Kayaga de mon nom d’auteur, Joy Slam sur scène, j’ai aujourd’hui 29 ans et je suis notamment connue pour mon côté contestataire : le titre très critique « Mon pays », l’ouverture du Sommet international de la francophonie en 2016 en direct sur TV5, et certains coups de gueule poussés sur les réseaux sociaux partagés par des dizaines de milliers de personnes en sont quelques exemples. J’ai publié plusieurs livres, deux albums, je me suis produit sur scène et j’ai animé des ateliers dans plus d’une dizaine de pays, j’ai gagné plusieurs prix, j'ai souvent été invitée à me joindre à des délégations d'artistes de la Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB) à l'étranger.
Je ne suis pas le genre de personne qui se contente de critiquer, de cracher dans la soupe et de rester les bras croisés. Je suis une personne qui veut contribuer à changer le monde et l’améliorer, qui souhaite que chaque citoyen prenne ses responsabilités. Je pense que chacun doit avoir son domaine d’action, sa spécialité, son talent à mettre au service de la société et qu'il puisse s’y consacrer de tout son cœur (culture, écologie, social, économie, éducation, justice…). Je suis convaincue que c’est la seule manière d’améliorer les choses, et j’ai été un exemple d’intégrité et de persévérance.
Je suis seule pour tout gérer
Je me suis donc retroussé les manches et j’ai choisi de me consacrer à l’activité qui me semblait la plus essentielle selon le contexte actuel et mes compétences personnelles : les ateliers de slam poésie. Après avoir travaillé quelques années comme prof de français langue étrangère (FLE) et d’alphabétisation (et avoir appris au moment où je souhaitais arrêter que je devais rembourser 3 000 euros à l’État car celui-ci avait fait des erreurs dans mes salaires qu’il appelle « indus » ; somme que je n’ai toujours pas fini de rembourser à l’heure actuelle), j’ai donc fait le choix de devenir artiste à temps plein. Je suis indépendante car les démarches pour espérer parvenir au statut artiste m’ont complètement découragée, on m’y a notamment dit que l’animation d’ateliers relevait du « pédagogique » et non pas de l’artistique, et ne pouvait être pris en compte. Ayant beaucoup de contrats, beaucoup de partenaires, j’étais persuadée de m’en sortir malgré tout.
J’ai choisi les ateliers slam car je suis convaincue que nous sommes à une époque où nous devons apprendre à mettre des mots sur nos émotions les plus profondes, nos combats, nos rêves, nos aspirations et désillusions. Je suis convaincue que faire de la poésie est un acte de résistance à notre époque, celui de prendre le temps de la réflexion, de l’art, le temps de faire du beau, de travailler la langue, de la recréer, de prendre ses distances avec une société qui nous incite à courir en permanence sans nous poser de questions, apprendre à abandonner le jugement (de soi et des autres), prendre le temps de l’introspection, de la colère, de la tristesse, de l’utopie, de s’écouter soi-même et d’écouter les autres pour mieux comprendre l’Homme dans toute sa diversité.
Depuis, j’ai donc animé des centaines d’ateliers auprès de publics extrêmement différents, de tous âges en Wallonie et à Bruxelles, je suis passée par les classes d’une cinquantaine d’écoles de la FWB. J’anime plusieurs ateliers par semaine toutes les semaines, je dois lutter pour que mes tarifs soient acceptés par des écoles et associations qui manquent cruellement de moyens. J’ai mis tout mon temps, tout mon cœur, toute mon énergie dans ces ateliers en acceptant de travailler chaque jour à un endroit différent, avec une facture à établir et réclamer auprès de personnes différentes, avec des personnes de contact différentes, des horaires différents. Je suis seule pour tout gérer, mon organisation et la préparation de mes ateliers, comme les tâches administratives qui en découlent. Pour chaque appel à projet il y a des dossiers, budgets à travailler seule, sans formation spécifique, sans garantie de toucher quoi que ce soit pour ce travail. Il y a des subventions que je pourrais aller chercher, des appels à projets que je pourrais remporter, je n’ai tout simplement pas une seconde de libre à y consacrer.
Mes ateliers m'empêchent de consacrer autant de temps que je le voudrais à mes productions artistiques personnelles (albums, écriture de recueils, de romans, enregistrements, résidences,...) malgré tout je m'accroche et continue, acceptant souvent de faire passer les autres avant moi-même.
Prise à la gorge, étouffée
J’utilise la poésie, au-delà du point de vue culturel, comme un outil de thérapie personnelle et collective : apprendre à mettre des mots sur son histoire, ses blessures, ses forces et apprendre à assumer, à porter ces mots avec son corps et sa voix. Lors de ces ateliers, il y a à chaque fois des larmes et des fous rires, il y a des enseignants qui découvrent des élèves sous un jour totalement nouveau. Certains élèves ont parlé pour la première fois de deuils qu’ils traversaient, de souffrances familiales. J’ai vu des femmes de 60 ans, pour la première fois de leur vie, mettre des mots sur un inceste vécu, un viol, une agression. L’expression écrite, orale sont travaillées avec des techniques précises, des exercices qui stimulent l’imagination et l’audace des participants et le cadre bienveillant et respectueux leur permettent de trouver la force de s’exprimer.
Je ne vais pas quitter la Belgique, je vais la fuir. Je vais fuir ce pays auquel j’ai tout donné : mon intelligence, mes compétences, mon talent, ma vision, ma bienveillance, mon amour, mes rêves… et qui ne m’a rendu que des dettes et une vie tellement stressante qu’elle vous empêche de respirer. Prise à la gorge, étouffée, c’est comme cela que je me sens aujourd’hui.
Je réussis à gagner 1 500 euros par mois en moyenne grâce à mes activités artistiques, ce que très peu d’artistes en Belgique parviennent à faire. De ces 1 500 euro, retirez : 400 euros de loyer, 500 euros pour faire garder ma fille pour pouvoir travailler (pas de place en crèche à Bruxelles et aucune crèche avec des horaires adaptés pour une mère artiste), 150 euros de frais de transport, 200 euros de frais fixes pour ma fille (couches, nourriture…), 200 euros de frais fixes pour moi (nourriture, vêtements, sport, coiffeur…). Faites le calcul, j’ai 1450 euros de frais fixes par mois, le coût de la vie ne cessant jamais d’augmenter, et il m’est donc impossible de réussir à mettre plus de 300 euros par mois comme je suis censée le faire pour pouvoir payer mes cotisations sociales. Il m’est impossible de partir en vacances, d’obtenir un prêt, ou simplement de m’accorder quelques plaisirs dans la vie. Chaque mois, je m’endette un peu plus, à chaque client qui est en retard pour me payer une facture mon compte est bloqué, je ne dors plus de peur de ne pas pouvoir subvenir aux besoins de ma fille. J’ai la grande chance d’être mariée, ce qui me permet déjà de ne payer qu’un demi-loyer et de ne pas avoir à payer les charges (eau, gaz, électricité, internet) qui sont réglées par mon époux, sans cela je n’aurais même pas pu envisager une minute de faire ce que j’ai fait ces dernières années.
Je n’ai pratiquement jamais été payée correctement en Wallonie et à Bruxelles, les associations travaillent avec des cacahuètes, les organisations flamandes proposaient des rémunérations bien plus justes. Suite à la décision du gouvernement flamand de réduire de 60 % les budgets accordés au culturel, j’ai perdu tous les contrats qui devaient me permettre de mettre un peu de beurre dans les épinards en 2020.
J’espérais pouvoir vivre dignement
Je n’ai jamais attendu de reconnaissance, je n’ai jamais fait les choses en attendant un “bravo” ou un “merci” autre que celui des personnes qui assistent à mes ateliers et en tirent du bénéfice et qui ne manquent pas de me le témoigner. Les centaines personnes qui m’ont prise dans leur bras en me remerciant, cela suffit largement à nourrir mon ego. Mais j’espérais pouvoir vivre dignement, j’espérais qu’à défaut d’être encouragée, on ne me mettrait pas de bâtons dans les roues, on reconnaîtrait la valeur ajoutée de mon travail au sein de notre société. J’ai l’impression que la seule et unique chose qui est valorisée, c’est un CDI de fonctionnaire à temps plein, peu importe que cela rende heureux ou pas, peu importe que cela soit utile ou pas pour faire évoluer notre société, un CDI c’est le seul objectif à atteindre dans notre pays et tout le monde vous le fait comprendre. Si vous voulez bouger les choses, innover, vous êtes seuls et démunis, il n’y a personne pour vous aider, vous aiguiller dans une masse de paperasses insurmontable, personne pour vous tendre la main au niveau politique.
Je n’attends pas de réponse, je n’attends rien, je n’ai plus aucun espoir. J’ai commencé à envoyer mes CV à l’étranger et pour la première fois, je vais utiliser mon master pour gagner ma vie sans plus espérer faire quelque chose de vraiment utile et beau ici. J’espère juste qu’un maximum de personnes me liront, réfléchiront et comprendront qu’il est impossible pour la jeunesse de chercher à créer du positif, du changement, du renouveau dans notre société actuelle. Tant que cette volonté ne sera pas facilitée ou valorisée d’une manière ou d’une autre, tant qu’aucunes facilités ne seront accordées aux jeunes entrepreneurs, aux personnes qui font un véritable travail social et d’utilité publique sans dépendre d’un organisme, ce pays est condamné à s’enfoncer toujours plus dans l’immobilisme. Je pars avec tant de tristesse et de dégoût, que si un autre pays m’offre un jour la possibilité d‘être utile et mettre à l’œuvre mes divers talents sans devoir vivre une vie misérable pour autant, un pays prêt à valoriser l’énergie que je mets au service de la société, je pense que je n’aurai aucun mal à changer de nationalité. Voilà ce que la Belgique fait à ses talents, à ses rêveurs : elle les pousse à fuir.