Comment le coronavirus pointe la fragilité de nos sociétés néolibérales
- Publié le 18-02-2020 à 09h48
- Mis à jour le 28-02-2020 à 16h41
:focal(1225.5x1235.5:1235.5x1225.5)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/W6JYGJWCLNAZLKCBBNLI2FJQKQ.jpg)
Une opinion de Philippe Lamberts et d'Olivier De Schutter, respectivement coprésident du Groupe des Verts/ALE au Parlement européen et professeur ordinnaire à l'UCLouvain.
L’épidémie actuelle éclaire un paradoxe : plus nos sociétés modernes tendent vers "l’efficacité" économique, plus elles sont vulnérables à des chocs systémiques. Diversifions-les et relocalisons-les pour les rendre plus résistantes. Elle n’a certes pas (encore) atteint le stade de pandémie. Mais l’épidémie de coronavirus - qui sévit en Chine depuis la mi-décembre 2019 et se propage désormais à plus d’une vingtaine de pays - est déjà devenue plus qu’une simple crise sanitaire. Ses effets menacent à présent la santé même de l’économie mondiale.
Le cas du secteur automobile est particulièrement éclairant à ce sujet : les mesures de quarantaine et de confinement de la population en Chine risquent bien de plomber les résultats des constructeurs pour une double raison. D’une part, elles mettent à l’arrêt leurs chaînes de montage sur place, et font dès lors chuter leurs ventes. D’autre part, en dehors des frontières chinoises, elles mettent en péril l’approvisionnement de leurs usines d’assemblage qui - de Détroit à Wolfsbourg, en passant par Clermont-Ferrand - utilisent des pièces "made in China" (volants, tableaux de bord, portes, etc.).
Davantage de menaces systémiques
En ce sens, la crise du coronavirus s’apparente en tous points à ce que l’on dénomme une "menace systémique", c’est-à-dire : une perturbation à l’origine localisée pouvant, par des effets en cascade, contaminer le système tout entier.
En ce début de XXIe siècle, nos sociétés sont confrontées à un accroissement spectaculaire de ces risques de défaillances en chaîne qui sont de nature multiple : environnementale, sociale, financière, énergétique, alimentaire ou encore sanitaire.
De leur matérialisation découle souvent un choc brutal. En témoigne la crise bancaire de 2008 : survenue à l’origine aux États-Unis, elle a fini par provoquer un effondrement majeur du système financier dans une grande partie du monde.
Certes, les menaces systémiques ne sont pas un phénomène nouveau. Rappelons, par exemple, le cas extrême de la peste noire, qui raya de la surface de la Terre quelque 60 % de la population de l’Europe au XIVe siècle. Mais leur nombre a aujourd’hui explosé et leurs conséquences, plus profondes, se propagent globalement. Quelle en est la cause ?
Les risques de l’efficacité
La mondialisation néolibérale - promue depuis le début des années 1980 - a entraîné une ouverture sans précédent des marchés, à travers la libéralisation du commerce et des mouvements de capitaux. Ce projet politique ne poursuit qu’un seul objectif : viser "l’efficacité" économique, en éliminant toute entrave à la concurrence à l’échelle mondiale. Dans ce nouvel environnement, les entreprises qui parviennent à maximiser leurs profits tout en réduisant leurs coûts (surtout celui du travail) peuvent se développer et conquérir de nouveaux marchés : les autres sont éliminées par la concurrence à défaut "d’efficacité". Et le monde comme les populations deviennent des ressources à exploiter, conduisant à excéder les biocapacités de la planète et, partout, à l’intensification du travail.
Une multitude d’effets pervers accompagne dès lors cette extension du domaine du marché : les crises financières se succèdent, les inégalités sociales augmentent, les ressources naturelles s’épuisent, la biodiversité se réduit, et le climat s’emballe.
De ce constat alarmant se dégage un paradoxe : plus nos sociétés modernes tendent vers "l’efficacité" économique, plus elles sont vulnérables à des chocs systémiques.
La mondialisation des échanges, l’uniformisation des modes de consommation, la standardisation des composants, l’optimisation des coûts, l’accroissement des économies d’échelle, la surexploitation des ressources sont autant de leviers qui ont certes permis de dégager des profits colossaux pour les 1 % les plus riches ces trente dernières années, mais au prix d’une fragilisation accrue du système.

L’importance de la diversité
Dans ce contexte, comment renforcer la résilience de nos sociétés, c’est-à-dire leur capacité à résister aux perturbations et bouleversements futurs ?
L’observation, par des scientifiques, de nombreux systèmes (éco-systèmes forestiers ou marins, communautés humaines, etc.) confrontés à des perturbations majeures, a permis de mettre en évidence l’importance de la diversité. Celle-ci est un moteur essentiel de versatilité et de résilience. Les systèmes avec de nombreux composants différents (p. ex. espèces, acteurs ou sources de connaissance) sont généralement plus résilients que les systèmes avec peu de composants : par un effet de "portefeuille", le risque est limité dès lors qu’une diversité d’éléments du système peuvent assumer certaines de ses fonctions essentielles ; et la possibilité d’amortir les chocs externes est renforcée dès lors que le système peut trouver en son sein des solutions de substitution.
L’expérience récente démontre, par exemple, combien la stabilité des services bancaires est mieux garantie dans un secteur caractérisé par plus de diversité. Contrairement aux grandes banques systémiques, les petites et moyennes banques ont mieux résisté à la crise de 2008, sans s’écarter de leur rôle de base sociétal, à savoir : financer l’économie réelle et les besoins des collectivités locales.
Le constat vaut de même pour les systèmes alimentaires et agricoles : la diversité des cultures permet d’avoir toujours une production en quantité et en qualité. Alors que l’agriculture conventionnelle - reposant sur la monoculture et l’usage intensif de pesticides - montre aujourd’hui ses limites, l’agroécologie, reposant sur des systèmes agricoles diversifiés privilégiant les cultures associées et la polyculture-élevage, apparaît désormais comme une réponse solide aux crises de l’alimentation.
Pour mieux faire face aux chocs systémiques à venir, nos sociétés n’ont donc plus le choix : elles doivent impérativement rééquilibrer leurs trajectoires, de la recherche de l’efficacité maximale à la mise sur pied des conditions de la résilience. Le chemin à parcourir pour réussir cette transition n’est pas tracé d’avance. Mais la recherche de la diversité au lieu de l’uniformité, la relocalisation de notre économie et le développement de circuits courts sont des clés essentielles pour y parvenir.
Titre, chapeau et intertitres sont de la rédaction. Titre original : "Coronavirus : ce que nous enseignent les menaces systémiques".